Le mysticisme dans l'œuvre de l'écrivaine française Marie Noël (1883-1967)

Une écrivaine mystique ?

Si l'on reprend la définition de la mystique donnée en introduction, l'œuvre de Marie Noël y correspond parfaitement ; elle y témoigne d'une volonté parfois aboutie d'être habitée par Dieu. Poèmes et prose racontent l'expérience d'une oscillation constante entre des sentiments d'amour et de « silence », ressenti de la vacuité intérieure vécue comme un appel.

Comme tous les mystiques, ce qui leur vaudra souvent des ennuis, cette « connaissance » de Dieu se veut exclusivement émotionnelle. La raison, le savoir théologique, ne sont pas convoqués. À diverses reprises, Marie Noël insiste d'ailleurs sur sa méconnaissance de cette discipline, à laquelle elle prétend ne rien comprendre. En revanche, l'enfance tient une grande place dans l'œuvre. La foi magique, féérique même, éprouvée par la petite fille ignorante, l'émerveillement qu'elle a ressenti en écoutant la messe et en chantant lors des offices religieux, sont volontiers évoqués. La « naïveté » d'un sentiment religieux qui ne s'encombre pas du savoir des livres opère comme indice d'authenticité.

Dans la correspondance de Marie Noël, on apprend que cette émotivité extrême est ressentie dans sa chair, ce qui est également une caractéristique de l'expérience mystique, corporelle autant que mentale. On cite souvent Hildegarde de Bingen[1] qui écrivait au XIIe siècle : « Dieu n'habite pas dans les corps bien portant ». Le souffle divin caresse Marie Noël au sens propre du terme. Elle endure par ailleurs continuellement des maux psychiques et physiques. À ses amis, elle explique qu'elle souffre de vertiges, d'hypertension, de surmenage, de paresse, de langueur, d'épuisement (après de longues journées de méditation et de prières parfois), d'ébranlement nerveux, d'une sensibilité aiguisée qui la supplicie, d'angoisses, de sclérose du cristallin, de colibacille, de mélancolie dépressive, de surdité, de zona, d'aveuglement (les dernières années de sa vie, elle a complètement perdu la vue)... Il arrive que son hypersensibilité la prive de l'usage de ses jambes pendant de longs mois. Outre son séjour en hôpital psychiatrique en 1920, elle reste souvent alitée et part régulièrement à la campagne pour se reposer. Mais ce corps continuellement défaillant ne l'encombre pas. Au contraire, il est un élément fondamental de sonêtre au monde. Elle s'en explique dans une lettre à son confesseur, l'abbé Mugnier[2].

La sensibilité extrême qui marque profondément un corps souffrant, la valorisation de l'émotion et utilisation de l'écriture dans le cheminement spirituel sont autant de caractères qui placent Marie Noël dans la filiation des grands mystiques de la chrétienté, Thérèse d'Avila[3], François de Sales[4] ou encore Thérèse de Lisieux[5]. À l'occasion, elle s'inspire de Thérèse de Lisieux et des saints et martyrs de La Légende dorée[6]. Pourtant, elle refuse catégoriquement d'être assimilée à ces hommes et femmes. Dans ses Notes intimes, elle décrit avec humour les mystiques comme des « fous admirables qui se coupent les pieds pour se faire pousser des ailes » (p. 59). Dans sa correspondance, elle récuse fermement l'inspiration mystique de ses œuvres.[Doc. n°7 : L'émotion contre la raison théologique]

Dès lors, ce sont surtout ses lecteurs qui trouveront dans ses textes une dimension mystique. Son confesseur et mentor littéraire l'abbé Mugnier lui écrit le 15 août 1930 : « c'est peut-être le chef-d'œuvre de la poésie mystique que le Rosaire des Joies ». Depuis, toute une littérature, savante ou non, allant de la théologie à l'analyse littéraire, s'est attelée à décrire les spécificités d'une littérature qui s'inscrit pour une part dans la tradition de la littérature mystique la plus ancienne, et pour une autre, témoigne, dans un style plus contemporain, de l'âpreté du doute religieux, au risque parfois du dogme. Marie Noël est descendue « en Enfer » à plusieurs reprises et a fait de cette expérience le suc de son inspiration. De la sorte, elle fait voir le visage douloureux de la foi, non pas choix de confort, mais chemin de recherche constante pour des âmes inconsolées de ne pas être saintes. Certes, une telle littérature existait déjà, mais la nouveauté des Notes intimes est de ne pas provenir d'une religieuse, aspirant à la sainteté et avec laquelle il est difficile de s'identifier.

  1. Hildegarde de Bingen

    Hildegarde de Bingen (en allemand Hildegard von Bingen) (1098-1179) est une religieuse bénédictinemystique, compositrice et femme de lettres. Canonisée officiellement en 2012

  2. abbé Mugnier

    Arthur Mugnier, connu sous le nom d'abbé Mugnier (1853-1944) est un prêtre catholique français, vicaire dans différentes paroisses de Paris. Il est célèbre pour avoir participé à la vie mondaine et littéraire parisienne, ami et confident de nombreux écrivains.

  3. Thérèse d'Avila

    Sainte Thérèse d'Ávila (en religion : Teresa de Jesús) (1515-1582) est une religieuse espagnole, réformatrice de l'Ordre du Carmel. Profondément mystique, elle laisse des écrits sur son expérience qui la font considérer comme une figure majeure de la spiritualité chrétienne.

  4. François de Sales

    François de Sales (1567-1622), prêtre catholique français proclamé saint dès le XVIIe siècle. Théologien, il fonda avec la baronne Jeanne de Chantal l'ordre de la Visitation. Homme d'écriture, il laissa une œuvre importante qui témoigne d'une expérience spirituelle intense.

  5. Thérèse de Lisieux

    Marie-Françoise Thérèse Martin (1873-1897), en religion sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, également connue sous les appellations sainte Thérèse de Lisieux, sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus ou encore la petite Thérèse, est une religieuse carmélite française. Son œuvre posthume (Histoire d'une âme) est considérée unanimement comme un témoignage incontournable sur l'expérience mystique.

  6. Légende dorée

    La Légende dorée (Legenda aurea en latin) est un ouvrage rédigé en latin entre 1261 et 1266 par Jacques de Voragine, dominicain et archevêque de Gênes, qui raconte la vie d'environ 150 saints ou groupes de saints, saintes et martyrschrétiens, et, suivant les dates de l'année liturgique, certains événements de la vie du Christ et de la Vierge Marie. Le titre initial du livre est Legendasanctorum alias Lombardicahystoria, qui signifie littéralement « Ce qui doit être lu des saints ou histoire de la Lombardie ». L'œuvre est rapidement appelée Legendaaurea car son contenu est jugé d'une grande valeur, aussi précieux que l'or.

PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Cécile Vanderpelen - Université Libre de Bruxelles (Belgique) Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de ModificationRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)