Religions et représentation figurée

Vers une conception latine de l'image : la réflexion grégorienne (VIe-VIIe siècles)

Dans la Chrétienté latine, le débat sur l'image reste relativement limité jusqu'à la fin du VIe siècle. Il connaît alors une inflexion marquée, qui nous est connue par deux lettres du pape Grégoire le Grand à l'évêque Sérénus[1] de Marseille, qui avait fait détruire les peintures des églises, par peur de l'adoration idolâtre . Par ces lettres, Grégoire affirme et définit une position pontificale et doctrinale de l'image, valable pour toute la Chrétienté latine.

Ces lettres sont d'abord l'occasion d'une condamnation sans ambiguïté de l'adoration des images, rappel des anciennes positions déjà définies par les Pères de l'Eglise. Mais cette analyse laisse cependant la porte entrouverte à un usage chrétien de l'image. L'enjeu du débat n'est pas tant l'image en elle-même que l'iconoclasme, que Grégoire condamne tout aussi fermement que la vénération. Entre les deux, il ouvre la voie à une lecture originale. Il commence par distinguer la peinture instructive (historia, image narrative qui raconte des passages de l'histoire biblique) des images fixes représentant un personnage, qui font l'objet d'adoration. Ces historia (et elles seules) peuvent être l'objet d'une image licite, en raison de leur valeur didactique : « ce que l'écrit procure aux gens qui lisent, la peinture le fournit aux incultes (idiotis) qui la regardent ; car en elle ils voient ce qu'ils doivent suivre. En elles peuvent lire ceux qui ne connaissent pas les lettres (« in ipsa legunt qui literas nesciunt ») ; c'est pourquoi, surtout chez les païens, la peinture tient lieu de lecture » (Grégoire le Grand, Epistula, XI, 10).

Grégoire se place ici sur le plan de la pastorale. L'image possède une valeur didactique et peut servir à enseigner le contenu de ce qu'il faut adorer. L'adoration porte non sur l'image en elle-même mais sur ce qu'elle signifie et représente, auquel d'autres ont accès par l'écrit. Pour Grégoire, les images sont donc un substitut, un pis-aller ; mais en tant que tel, elles peuvent être utiles pour amener les fidèles vers le droit chemin. Au pasteur d'interpréter correctement l'historia pour les fidèles ; l'image, articulée à la parole, est alors conçue comme un message à déchiffrer pour pouvoir être comprise. Là où la masse des fidèles voit une peinture, l'élite des clercs peut y lire une signification profonde. L'image narrative se voit conférée une valeur équivalente à celle de l'Ecriture, mais à usage d'un public différent et par des moyens différents. Cet usage est spécifié par les destinataires : l'image pour les illettrés, l'écrit pour les lettrés. Comme Augustin d'Hippone[2] , Grégoire établit soigneusement une nette gradation entre texte et image : la vérité n'est pas dans l'image, potentiellement fictive et trompeuse, mais dans l'Ecriture. L'image faite de main d'homme est nécessairement imparfaite et ne saurait égaler la seule image parfaite, celle du « Fils ». L'image peut donc être un substitut utile pour les illettrés, un moyen technique de remémoration pour les lettrés, mais elle ne peut remplacer intégralement le texte pour conduire au sacré, à la vérité.

Cette position augustinienne, reprise et explicitée, inspire durablement la doctrine officielle de l'Eglise latine. En dévalorisant les images sans les condamner, elle laisse ouverte la possibilité d'en réaliser. La personne qui les dessine ou peint, comme celle qui les regarde, doivent avoir conscience du caractère imparfait de l'objet. Ce statut de l'image vient précisément de sa matérialité et du fait qu'elle renvoie à quelque chose de supérieur, qui est de l'ordre de l'esprit. L'usage est donc licite, à condition que l'image soit cantonnée à un rôle extérieur et ponctuel de rappel, de connaissance dans la mémoire. En établissant une nette gradation entre le texte et l'image, le pape Grégoire contribue finalement à banaliser la seconde, dépouillée de tout caractère sacré : elle ne peut constituer une idole à adorer, mais un moyen utile d'apprendre ce qu'il faut adorer ou de s'en souvenir. Par sa matérialité, elle possède aussi une valeur ornementale non négligeable, qui contribue à conférer aux églises une ornementation considérée comme digne de Dieu.

  1. Sérénus

    Dixième évêque de Marseille, mort sans doute en 601, il n'est connu que par son échange de lettre avec le pape Grégoire le Grand. C'est lors de cet échange de lettres que Grégoire condamne l'iconoclasme et confère à l'image une valeur.

  2. Augustin d'Hippone (354-430)

    Philosophe et théologien chrétien né en Afrique du nord alors romaine. C'est l'un des plus importants penseurs du christianisme antique et, avec Ambroise de Milan, Jérôme de Stridon et Grégoire le Grand, l'un des quatre Pères de l'Église latine. Son influence sur le christianisme latin est immense. Issu d'une famille berbère, il étudie à Carthage et c'est lors d'un séjour en Italie, à Milan, qu'il rencontre Ambroise. Il décide alors d'abandonner le manichéisme et de se convertir au christianisme (386). Il devient évêque d'Hippone après son retour en Afrique du nord (395). C'est dans cette ville qu'il meurt, lors du siège de la cité par les Vandales. Il laisse derrière lui une œuvre considérable de défense et explication de la foi chrétienne. Ses trois ouvrages principaux (La Cité de Dieu, Les confessions, De la Trinité) sont des classiques à la fois de la théologie, de la philosophie et de la littérature.

PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Vincent Corriol, Université du Maine (France). Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de ModificationRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)