L'effondrement de l'émirat, l'anarchie et les formes supplétives de gouvernement

Les deux caïmacamat (1842-1860)

La coopération entre druzes et Omer Pacha est de courte durée. S'estimant dupés, les premiers se retournent alors vers les maronites. Le parti joumblatti[1] s'engage à rouvrir la porte à la dynastie des Chéhab et à restituer une partie des indemnités versées pour faits de guerre, mais il ne se résout pas à mettre ces promesses par écrit. L'arrestation préventive de chefs druzes par Omer Pacha provoque cependant un soulèvement. Les insurgés sont dispersés par Assaad Pacha[2], wali[5] de Beyrouth, et Omer Pacha est remplacé par Mohammad Pacha[3]. Mais, à Istanbul, les représentants des Puissances européennes et la Porte s'accordent sur un régime bicéphale appelé caïmacamat[6]. Cette solution hybride, dont la paternité est attribuée à Metternich[4], apparaît comme une solution médiane entre les positions de l'Angleterre qui soutient les druzes, de la France « protectrice » des chrétiens d'Orient en lien avec Rome et de la Porte qui ne parvient pas à imposer une tutelle direct.

Le compromis consiste à cristalliser deux « nations », appuyées sur deux territoires –non homogènes sur un plan confessionnel- de part et d'autre de la route Beyrouth-Damas. Deux caïmacams ou « gouverneurs » sont nommés le 1e janvier 1843 : Haïdar Aboullama[7] pour les chrétiens et Ahmad Arslan[8] pour les druzes. Ils sont placés l'un et l'autre sous l'autorité du pacha de Sidon. La Porte ne détermine pas clairement leurs attributions et joue sur les tensions confessionnelles en intégrant des localités majoritairement chrétiennes dans le pachalik de Tripoli, à majorité sunnite, ou en les plaçant directement sous son autorité. Appliquant le principe de la division pour renforcer son autorité, elle est soutenue par Londres qui envisage d'obliger les chrétiens à abandonner leurs terres pour émigrer vers le nord. Un départ des chrétiens est également une perspective élaborée par des diplomates français, mais dans le but de coloniser les terres autour d'Alger, conquises en 1830. Paris doit, par ailleurs, abandonner définitivement le projet de restauration de l'émirat Chéhab, lorsque Amin[9], fils de Béchir II, se convertit à l'islam en 1845.

Les Ottomans tentent de présenter le tableau d'une scène apaisée aux Puissances européennes. Bientôt, cependant, une deuxième guerre éclate, dont le caractère confessionnel est encore plus marqué qu'en 1841. Elle se propage principalement dans les districts mixtes, entre fin avril et début juin 1845. Au terme de durs combats et de violences perpétrées contre des personnes non armées, la partie septentrionale de la Montagne tombe sous le contrôle druze mais, pour la première fois, des biens et des citoyens français ont été attaqués. Sous la pression des consuls européens, Wajihi Pacha[10], nouveau wali de Sidon favorable aux druzes, est contraint de mettre un terme aux combats. Des wakil-s[12] sont conviés à se réunir sous son autorité : un acte d'arrêt des hostilités est rédigé puis signé, il stipule l'oubli du passé. Deux mois plus tard, envoyé par la Porte, Chékib Effendi[11] demande aux ressortissants européens de se retirer, appelle les notables des deux camps à se réunir et fait arrêter des chefs, chrétiens comme druzes. Il doit bientôt les libérer, sous la pression de Rose, et le désarmement demeure incomplet. En revanche, il parvient à imposer un « Règlement » aux deux partis.

Le Règlement de Chékib Effendi, qui précise le contenu du double caïmacamat, consacre l'« autonomie communautaire », en l'occurrence la division confessionnelle sur une base territoriale. Le wali de Saïda nomme ou destitue le caïmacam. Celui-ci a droit à des cohortes temporaires pour faire régner l'ordre. Un conseil mixte le seconde, il est formé d'un vice-caïmacam, d'un juge et de conseillers issus du commun du peuple. Ceux-ci touchent un salaire mensuel et ont deux missions : financière (le prélèvement de l'impôt) et juridique. Ils doivent être originaires de la Montagne, y résider et appartenir à l'un des cinq rites reconnus (maronite, druze, grec-catholique, grec-orthodoxe et sunnite). Un conseiller représente les chiites au conseil, mais c'est le qadi[13] sunnite qui statue pour eux. Chékib effendi désigne les conseillers à vie. Chaque caïmacam désigne les wakil-s de sa communauté ; ceux-ci sont chargés de collecter les impôts sur le terrain et de faire appliquer les décisions de justice. Ce Règlement ébranle le système traditionnel, auquel sont davantage attachés les druzes, car il transfère une partie de l'autorité des notables vers les conseillers : les moukataaji-s[14] en sont réduits à s'occuper des affaires de justice en première instance et à passer par le wakil pour les affaires impliquant les personnes d'une autre communauté. La reconnaissance de cinq -voire six, puisque les chiites ne bénéficient pas exactement des mêmes droits que les autres-, communautés, est considérée par les Puissances européennes, comme une opportunité pour renforcer leurs pratiques clientélistes.

  1. Joumblatti

    Famille de notables d'origine kurde qui essaye de se rendre autonome à Killis et à Alep. Certains descendants s'installent au Mont-Liban au XVIIe siècle, adoptent la croyance druze et se mêlent aux luttes de pouvoir déclarées sous les Maan. Le cheikh Ali (1690-1778), chef spirituel et politique, assoie l'autorité de la famille, acquiert une notoriété régionale et participe aux dissensions de la famille Chehab. Il soutient en 1760 l'émir gouverneur Mansour contre son corégent Ahmad, puis il le discrédite et pousse au pouvoir l'émir Youssef fils de l'émir Melhem. Il aide l'émir Youssef pour arrêter la poussée de Dahir al-Umar vers le Mont-Liban en connivence avec ses coreligionnaires chiites, puis il se laisse gagner par Jazzar pacha et s'oppose à l'émir. Le cheikh Ali meurt en 1778, son fils Béchir le remplace. Cheikh Béchir aide Béchir II à accéder au pouvoir et tient la haute main sur les affaires de la Montagne jusqu'en 1823. A ce moment, le cheikh essaye d'évincer l'émir et une lutte acharnée se déclare entre les deux hommes qui se termine par la défaite et la mort du cheikh Béchir à Acre en 1825. Les Joumblatt conservent leur influence durant la période de troubles qui suit la chute de l'émirat en 1840. Le cheikh Said acquiert un prestige supérieur au caïmacam Arslan. Impliqué dans les évènements de 1860, il meurt en prison en 1861. Son fils Nassib (1855-1922) dispute le caimacamat du Chouf aux Arslan. Le prestige de cette maison se perpétue dans l'Etat du Liban avec Madame Nazirah (1890-1951), Kamal Bey (1917-1977) fondateur du Parti socialiste progressiste et son fils Walid Bey.

  2. Assaad Pacha (1785-1847)

    Wali de Sidon entre septembre 1842 et avril 1845, il contribue à appliquer le régime du caïmacamat. Impartial, il impose son respect à la population et aux consuls européens.

  3. Mohammad Pacha

    Wali de Sidon, pour une très courte durée, au cours de l'année 1845.

  4. Klemens Wenzel prince de Metternich (1773-1859)

    Diplomate et homme d'Etat autrichien, catholique. Ambassadeur à Paris (1806-1809), puis ministre des Affaires extérieures, il fait entrer l'Autriche dans la coalition contre la France napoléonienne. Ame du Congrès de Vienne (1814-15), il rétablit la puissance de l'Autriche en Allemagne et en Italie. Chancelier à partir de 1821, il est renversé par la révolution de mars 1848.

  5. wali

    Voir Partie I, chapitre 3

  6. Caïmacamat

    Régime qui divise la montagne en deux districts ou territoires : un chrétien et l'autre musulman. Chaque caïmacamat comprend un conseil mixte composé des représentants des différentes communautés religieuses, sur une base proportionnelle.

  7. Haïdar Aboullama (1787-1854)

    Premier caïmacan chrétien de la partie septentrionale du Mont-Liban. Haïdar administre le Matn et le Kesrouan, fiefs traditionnels de sa famille. Il participe à la révolte contre Mehmet Ali en 1840 et prend le chemin de l'exil vers le Soudan jusqu'en 1841. Il s'oppose aux menées des Ottomans et des druzes et lutte contre le banditisme sur la route Beyrouth-Damas.

  8. Ahmad Arslan (1798-1847)

    Né à Bchamoun et élevé à Chouayfat. En 1825, il prend le parti de cheikh Béchir Joumblatt contre l'émir Béchir II et fuit au Hauran. Il retourne au Liban et verse une rançon à cause de son opposition au gouverneur. Ne se sentant pas à l'aise, il se retire en Anatolie, puis à Acre auprès de Abdallah pacha qui l'installe dans un village près de Safad avec une rétribution mensuelle. Il s'oppose à la campagne d'Ibrahim pacha et combat contre lui à Emese et à Koniah. Il revient au Mont-Liban en 1840 après l'évacuation de l'armée égyptienne. Il devient le premier caïmacam druze de la partie méridionale du Mont-Liban en 1843, grâce à une entente entre les notables de la communauté. Il joue un rôle de conciliateur parmi eux et se maintient jusqu'à sa destitution par Chekib effendi à cause des évènements de 1845. Il s'installe à Beyrouth et meurt du choléra en 1847.

  9. Amin Chéhab

    Troisième fils de Béchir II. Il prend en charge plusieurs missions civiles et militaires au Mont-Liban puis part en exil avec son père à Istanbul en dépit du fait que les Ottomans déclarent, en 1844, qu'aucune pétition ne peut être présentée en faveur des Chéhab. C'est là qu'il se convertit à l'islam.

  10. Wajihi Pacha

    Désigné wali de Sidon en avril 1845, sa réputation de conservateur le devance avant son entrée en service. Il ne fait rien pour arrêter la guerre druzo-maronite qui éclate en mai 1845, il est même soupçonné de semer la discorde. Les consuls des Puissances critiquent son conservatisme et sa partialité envers les druzes. Il quitte sa fonction au début de l'année 1846.

  11. Chékib Effendi

    Commissaire de la Porte en Grèce en 1834-1835, diplomate, il signe la convention de Londres le 15 juillet 1840 au nom du gouvernement ottoman. Il devient ministre des Affaires étrangères et associe son nom aux tartibates (« arrangements ») du 22 juin 1845 qui consolident le régime du caïmacamat réorganisé.

  12. Wakil

    Délégué d'une autorité, d'une assemblée ou d'une collectivité (généralement un village).

  13. Qadi

    Juge ou magistrat qui siège au tribunal civil ou au tribunal islamique.

  14. Moukataaji-s

    Notable qui gère un district, lève les impôts, administre la justice en première instance et mobilise les hommes en cas d'appel lancé par l'émir.

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