Les nouvelles formes de la mystique du féminine du XIXe siècle
Qui sont et que disent les stigmatisées ?
Les stigmatisations connues de la période traitée dans ce cours sont essentiellement féminines, même si c'est tout à fait notable, le premier et le dernier cas reconnus dans l'histoire par l'Église concernent plutôt des hommes — François d'Assise[1] et Padre Pio[2]. Ce type de manifestations mystiques n'a rien d'exceptionnel puisqu'on recense plus d'une centaine de cas au XXe siècle. Les personnalités les plus médiatisées sont dans l'ordre chronologique : Louise Lateau (1850-1883)[3], Marie-Julie Jahenny (1850-1941)[4], Marie Thérèse Noblet (1889-1930), Thérèse Neumann (1898-1962), Marthe Robin (1902-1981). Concentrons-nous sur les deux premières, qui sont contemporaines. Louise Lateau et Marie-Julie Jahenny, l'une à Bois-d'Haisne en Belgique, l'autre à Blain près de Nantes, ont de nombreux éléments biographiques communs. Elles sont nées toutes deux en 1850 dans des familles catholiques et ont intégré le Tiers Ordre de Saint-François[5], qui a présenté nombre de stigmatisées dans son histoire. Contrairement aux possédées du XVIIe siècle, dont les symptômes se diffusaient d'un couvent à l'autre, les stigmatisées de la fin du XIXe siècle vivent hors les murs, exprimant cependant parfois le désir de vivre cloîtrées. Les deux femmes ont connu une enfance maladive (choléra, variole) et traumatique (décès familiaux), faits biographiques sur lesquels insistent particulièrement les témoins de l'époque comme s'il était impossible de penser le statut de ces femmes autrement que par le biais du malheur. Il est vrai que la stigmatisation s'apparente à une expiation sans fin. Mais on pourrait également regarder ces moments de « manipulation » spectaculaire de la mort et du sang comme autant d'espaces d'expression d'un sujet féminin dominé par le discours religieux comme par le discours médical. En cela, l'expérience de la stigmatisée rejoint l'expérience de l'hystérique dont l'exposition médicale n'éteint pas l'autonomie du discours, ce que montre par exemple le cas Nanette Leroux étudié par Jan Goldstein.
Le spectacle de la stigmatisation
Les sources témoignent de l'importance des foules qui se déplacent pour assister au spectacle mystique. La presse locale nantaise évoque les milliers de pèlerins accourant à travers champs, brisant les clôtures, attendant des heures avant d'apercevoir le miracle. Marie-Julie en état de demi-somnolence, les yeux ouverts, répond aux questions de sa mère, de sa sœur et montre ses plaies. Les médias sont cependant partagés sur la nature des phénomènes et les messages politiques et spirituels qu'ils pourraient éventuellement servir. Si la presse confessionnelle n'est guère laudatrice, la presse anticléricale est clairement critique. Ce spectacle ne vient pas de nulle part. Les photos prises à l'intérieur de sa maison montrent que Marie-Julie Jahenny est nourrie de modèles d'autres stigmatisées dont l'histoire circule alors dans la presse européenne. Quand Maria von Mörl[6] décède en 1868, Louise Lateau commence ses extases ; Marie-Julie Jahenny reprend ensuite un modèle existant et le diffuse auprès de ses disciples. En France, après 1873, le phénomène se répand : dans le diocèse de Nantes d'abord, puis dans le diocèse d'Angers et en Eure-et-Loir, on perçoit une explosion du nombre de stigmatisations dont la plupart s'avère de pâles imitations de leurs modèles et qui font peu l'objet de développements médiatiques.
Pourquoi cette vitalité mystique dans les années 1870-1880 ?
La réception spectaculaire des stigmatisations récurrentes de cette époque témoigne d'une forme d'attente de la part des fidèles. Dans des temps troublés pour l'Église, dans un milieu fragilisé par le contexte politique et culturel, dans des évêchés partagés, les stigmatisées jouent un rôle de porte-paroles et de consolatrices en donnant un sens à la période. Elles ne sont pas les seules. Apparitions[7], possessions[8], guérisons miraculeuses[9]... le XIXe siècle est un temps de vitalité religieuse et de dynamisme des croyances. Après les remises en cause des décennies précédentes, l'Église catholique est confrontée à la mise en place d'un premier seuil de laïcisation consécutif à la Révolution française, à la perte brutale du pouvoir temporel du pontife, à un processus de sécularisation encore limité, mais qui touche des domaines essentiels du pouvoir clérical. Les manifestations croyantes spectaculaires s'inscrivent souvent en réaction face à ce repli douloureux du religieux sur la sphère individuelle. Les dévotions populaires prolifèrent avec une dimension « panique », prophétique, mystique et apocalyptique, qui prend le dessus dès lors que la confrontation du catholicisme au monde moderne devient critique. Les fidèles sont donc dans l'attente de signes, particulièrement dans la conjoncture politique des années 1870. Encadrée par le réseau légitimiste[10] de l'ouest, Marie Julie Jahenny, douée du don de prophétie, annonce par exemple l'avènement d'Henri V, le comte de Chambord[11] dernier prétendant légitime de la dynastie des Bourbons déchue après la chute de Charles X[12]. Mais on peut aussi considérer la multiplication des stigmates comme le signe d'une mutation de la piété catholique, une piété devenant plus affective, moins intellectualisée, et qui peut-être participe d'un « tournant féminin » de l'Église, la sociologie des pratiquants réguliers étant désormais marquée durablement par sa féminisation.