Introduction
Nous devons penser qu'en tout milieu religieux où il y a des âmes vraiment sincères et réfléchies, des cas mystiques peuvent être constatés. Le mysticisme ne saurait donc être l'apanage exclusif d'une race, d'une langue, d'une nation ; c'est un phénomène humain, d'ordre spirituel, que ces limitations physiques ne sauraient borner » Louis Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, Paris, Vrin, 1968. |
L'expérience mystique en religion n'est sans doute pas le phénomène le plus facile à saisir. Loin d'être le fruit d'une abstraction intellectuelle, elle est un cheminement, souvent personnel, dont l'expression, quand elle n'est pas simplement cachée, use et abuse des symboles et hyperboles propres à un certain langage poétique entraînant d'importantes difficultés herméneutiques. Si elle tire son nom de la même racine que le mystère des religions antiques auquel l'on accède par une initiation ésotérique[1], la mystique se conçoit plutôt comme une expérience jouissive ou exaltante de soi saisissant un absolu : le Dieu créateur et transcendant des religions monothéistes, une monade suprême ou encore soi-même retrouvant l'absolu indifférencié. Ainsi que l'indique Louis Massignon[2] les expériences mystiques s'expriment dans toutes les religions et en dépit des divergences fondamentales entre les religions immanentes du sous-continent indien, d'Asie orientale, d'Océanie, d'Afrique ou d'Amérique d'une part, et, d'autre part, les religions transcendantes en particulier les trois principaux monothéismes que sont le judaïsme, le christianisme et l'islam, les expériences mystiques à travers leurs cheminements, leurs pratiques voire leurs mots pour se dire se recoupent de façon tout à fait passionnante.
Pourtant la différence fondamentale entre les religions immanentes pour lesquelles toute chose a son principe en soi-même et les religions transcendantes où le principe créateur est une réalité supérieure et extérieure à l'homme et au monde aurait du être rédhibitoire ; alors que les premières (hindouisme, bouddhisme par exemple) laissent l'initiative à l'homme, les secondes (judaïsme, christianisme, islam) l'en privent. Ainsi, dans le premier cas, l'union mystique est le fruit du travail humain quand, dans le second il n'est que l'effet d'une grâce divine ; les forces humaines y sont insuffisantes pour franchir la distance infinie séparant l'homme de Dieu. Cependant, à y regarder de plus prêt, cette présentation est trop simpliste. Tout d'abord, les mystiques religieuses ne se construisent pas en cas clos. Ainsi les spécialistes de la mystique chrétienne insistent sur l'influence supposée des lectures chrétiennes des Ennéades de Plotin[3] lui-même peut-être pénétré par une certaine pensée orientale. A cela s'ajoute qu'il existe, d'une part, une forme d'auto-transcendance dans les conceptions immanentes de l'absolu et que, d'autre part, le Dieu transcendant est immanent par son influx créateur et par la grâce qu'il offre au croyant.
Ainsi une branche de la mystique chrétienne, en particulier à travers Maître Eckhart[4], dans la lignée des mystiques flamands, valorise l'immanence du Dieu transcendant synthétisant ainsi mystique d'union et auto-réalisation d'identité, une tendance que l'on peut également déceler dans le hassidisme. Si le catholicisme privilégie ensuite Jean de la Croix[5] et sa loi générale de l'union mystique asservissant l'expérience humaine à la grâce divine, l'influence de Maître Eckhart continue de s'exercer en particulier sur la mystique protestante de Boehme comme le montre Céline Borello dans Mysticisme et protestantisme. Chez Jean de la Croix on retrouve le principe de vider l'âme de toute attache sensible et intelligible jusqu'à la conduire dépouillée dans la nuit active, étape précédant l'union avec Dieu. Cependant contrairement à Eckhart chez qui l'homme se retrouve par soi-même, dans cette nuit active, chez Jean de la Croix, une fois sortie de soi, c'est Dieu lui-même qui décide, ou non, de venir envahir l'âme humaine de son amour infini. Alors que le vide du yoga ou celui d'Eckhart constituent une plénitude là de tout temps au fonds de soi et que l'on retrouve par soi-même, chez Jean de la Croix, ce vide est la dernière étape en attendant Dieu.
Compte tenu des ponts existants entre les mystiques religieuses, je m'efforcerai ici de dresser un tableau comparé du rapport des religions à la mystique à travers quatre points : la conception du rapport à l'absolu, les méthodes pour s'en saisir, les étapes spirituelles y conduisant et la place des formes mystiques de religion du point de vue des autorités religieuses.