La violence contemporaine et les enjeux de mémoire
Au cours des siècles, les califats, sultanats, empires, royaumes et autres principautés sous autorité musulmane administrent pacifiquement des populations nombreuses, mais exercent également des violences, internes et externes, pour des motifs le plus souvent économiques et politiques, comme toutes les autres entités relevant d'autres confessions (chrétienne, hindoue, bouddhiste notamment). C'est le cas, par exemple, du sultanat de Delhi, de l'empire ottoman ou de l'empire perse. Autour de l'espace méditerranéen, et sur les continents africain et asiatique, une rupture du rapport des forces est introduite au XIXe siècle.Les puissances européennes, majoritairement chrétiennes même si l'une d'elle (la France) cesse en partie de se référer à la religion, prennent un ascendant qui perdure jusqu'au milieu du XXe siècle. Cette période est celle de la colonisation.
La colonisation est souvent associée au terme d' « Occident », concept qui relève notamment de la géopolitique, s'appuyant principalement sur « des civilisations voire des cultures communes, héritières du monde gréco-romain, conjugué au pluriel et dont est issue la société occidentale moderne ». Le philosophe Roger Pol-Droit propose de définir ce terme par rapport à des espaces : l'Occident serait une région géographique (l'Europe de l'Ouest), une unité historique (l'Occident chrétien du Moyen Âge), un ensemble économique et politique (puissances européennes, États-Unis, Canada) et un monde économique aux très vastes frontières (tous les pays riches, même ceux d'Asie). Il propose, ensuite, de le définir par rapport à une puissance, dotée d'une face claire et d'une face sombre. Le développement accéléré de connaissances (grâce, notamment, à l'imprimerie), la liberté de plus en plus grande de la critique, permettent « l'accroissement des sciences, et inversement le progrès scientifique intensifie l'examen rationnel des traditions, des croyances, des mœurs ». Cette face claire de l'Occident s'accompagne toutefois d'une face sombre : « dans l'histoire du monde, aucune civilisation n'a provoqué autant de morts que celle de l'Occident. Ses conquêtes, en effet, ont été sanglantes, il a pratiqué l'esclavage, s'est presque autodétruit dans les deux guerres mondiales et a engendré le nazisme et le communisme. Sa prétention de ‘détenir une vérité valable pour toute l'humanité' a souvent pris un visage barbare ».
Les sociétés majoritairement musulmanes s'affranchissent de la domination coloniale, pour la plupart d'entre elles, entre la fin des années 1940 (indépendance de la Syrie et de l'Indonésie, création du Pakistan) et le tout début des années 1960 (indépendance de la Guinée et de l'Algérie). Les nouveaux Etats donnent souvent naissance à des régimes oppresseurs, qui pratiquent une violence contre leur propre population et ignorent ou rejettent l'Etat de droit. Les déséquilibres économiques subsistent, voire se renforcent, entre le Nord et le Sud. La fondation de l'Etat d'Israël, qui justifie son établissement en se référant au judaïsme, créée une situation de conflit qui reste irrésolue soixante-dix ans après sa fondation ; mais ses voisins ne sont jamais parvenus à s'entendre pour constituer un front uni. Pendant près d'un demi-siècle, les blocs de l'Ouest et de l'Est s'affrontent, le plus souventindirectement, y compris dans des sociétés majoritairement musulmanes (Afghanistan).
A partir des années 1980, le combat au nom de la religion quelle qu'elle soit, redevient un motif majeur –mais pas exclusif- des tensions et des guerres. Dans le monde majoritairement musulman, la mémoire des premiers temps de l'islam comme celle de la période coloniale sont celles qui font le plus souvent référence dans les discours. Ces deux mémoires servent à justifier violence contre le « mécréant » ou le « non-musulman » par des groupes extrémistes, ainsi Al-Qaïda à partir de la deuxième moitié des années 1990 ou Daesh dans les années 2010,qui reprennent, avec des techniques plus sophistiquées et plus efficaces, des arguments rhétoriques puisés dans cette double mémoire.
Les violences symboliques et physiques s'entrechoquent. Pour certains citoyens elles sont aussi graves les unes que les autres ; pour d'autres citoyens, il n'est pas possible de comparer une insulte (mot ou dessin) et la mort d'une personne, une humiliation et un meurtre. En 1988, l'écrivain britannique d'origine indienne, Salman Rushdie[1] , publie le roman Les versets sataniques, roman dans lequel il fait référence à des textes de la Tradition musulmane évoquant des versets coraniques qui auraient été retirés après avoir été prononcés. Le 14 février 1989, l'ayatollah Khomeyni[2] promulgue une fatwa appelant tout musulman à assassiner l'auteur, les traducteurs et les éditeurs de l'ouvrage. Si Rushdie parvient à échapper aux attentats, plusieurs personnes en lien avec ce roman sont tuées dans les années qui suivent. Un quart de siècle plus tard, en 2005-2006, éclate l'affaire dite des « caricatures de Muhammad » publiées dans un journal danois et reprises, totalement ou en partie, dans d'autres pays (y compris l'Egypte et la Jordanie). Ces publications suscitent une indignation et des manifestations dont certaines causent la mort de plusieurs dizaines de personnes. Les assassinats de janvier 2015, contre des dessinateurs et rédacteurs de l'hebdomadaire satirique Charlie-Hebdo, sont un rebondissement sanglant de cette affaire.
Au début du XXIe siècle, le monde majoritairement musulman est en crise profonde, comme le montrent les conflits en Irak, en Syrie ou au Yémen. Mais c'est aussi le cas des sociétés où les musulmans sont minoritaires, en particulier les sociétés européennes où ils se sont établis du fait des mouvements migratoires du demi-siècle qui a précédé et où la xénophobie et le racisme perdurent. Les violences matérielles, physiques, morales-psychiques et symboliques traversent les populations. Les causes religieuses se mêlent aux causes économiques, sociales, politiques, idéologiques. Ces violences sont le fait de musulmans et de non-musulmans, elles touchent des musulmans et des non-musulmans : ainsi les musulmans persécutés de Birmanie ou les yazidis persécutés d'Irak.
L'un des indices de cette crise est l'usage à géométrie variable du terme « terrorisme ». Mohamed Chirazi pose la question de l'ambiguïté de ce concept, étant donné que tout le monde soupçonne toute le monde d'aider ou de soutenir voire de financer le « terrorisme ». Il s'interroge aussi sur le point de vue du locuteur : dans quel registre faut-il inscrire les résistants issus des mouvements de libération, qu'ils soient musulmans ou non musulmans/nationaux, militants pour l'indépendance de leurs pays ? Est ce qu'on peut considérer ces derniers comme « terroristes » ? Et dans quel registre faut-il inscrire, également, les militants luttant contre des régimes corrompus, oppresseurs et totalitaires ?
Des responsables musulmans ont conscience des défis qui sont devant eux. Ils agissent pour promouvoir un islam qui soit une religion de paix, de fraternité, de solidarité et de tolérance. Pour ce faire, ils engagent à regarder sans crainte le passé. Ils dénoncent les mensonges, l'instrumentalisation et la manipulation des esprits fragiles, exploitant le terrain de la pauvreté, de l'ignorance, de l'exclusion et de la marginalisation. Ils dénoncent la peur, les perceptions et représentations négatives, l'égoïsme et les « cultures de la haine ». Ils appellent à faire un travail urgent et nécessaire dans le champ de l'éducation, en promouvant des valeurs humanistes qui peuvent puiser dans des références religieuses.