La « grande discorde » et le kharijisme selon la tradition sunnite.
Après le décès du Prophète de l'islam, Muhammad, en 632, la question de sa succession soulève un débat autour de la désignation du calife (al-khilâfa), institution politico-religieuse. L'historien Hicham Djait, auteur de La Grande Discorde, un ouvrage qui a fait date, pense que les principales questions qui traversentles sociétés sous autorité musulmane ont été posées dés cette période historique, cruciale et mouvementée : Qui mérite d'être calife ? Quelles sont les conditions de la succession ? Quelles sont les critères permettant de choisir le candidat et les sources de référence pour justifier ces critères ? Est-ce que les membres de la famille du prophète de l'islam ont une prééminence sur les autres ?
Abû Bakr Al-Sadîq[1] est désigné comme premier calife, au détriment de ‘Alî Ibn AbîTâlib[2] ; il doit faire face à une rébellion de tribus qui refusent son autorité et qu'il réprime par la force. Son successeur, ‘Umar[3] ,poursuit l'entreprise de constitution de cet « Etat » musulman, mais il est tué en 644 par un esclave persan de confession chrétienne. ‘Uthmân[4] est choisi comme troisième calife, mais il se voit reprocher son népotisme et doit faire face à une opposition grandissante des gens de Médine. Des révoltes éclatent, elles conduisent à l'assassinat du calife, enterré dans sa propre demeure. La désignation de ‘Alî est effectuée dans des circonstances confuses et disputées.
C'est la « grande discorde » (655-661). La légitimité du quatrième calife est contestée par ‘Â'isha[5] , l'une des veuves du Prophète de l'islam. Elle demande la vengeance pour le sang versé de ‘Uthmân, encouragée par le soutien de deux des Compagnons[6] de Muḥammad. La bataille dite du « chameau » (656) se conclut par une victoire de ‘Alî. Mais le gouverneur de Damas, Mu‘âwiyya[7] ,prend à son tour la tête de la contestation. La bataille de Ṣiffîn (657), qui oppose à nouveau des musulmans entre eux, est d'une grande violence selon des sources ultérieures. Par la suite, le gouverneur propose un arbitrage au calife, qui est accepté par ce dernier. Une partie de ses adeptes refusent cette solution, ils sortent (kharaju) de l'alliance –d'où le nom de kharijites-. Ils combattent ‘Alîet les membres de son parti qui lui restent fidèles –shi‘at ‘Alî, d'où le nom de shiites-. C'est un kharijite qui assassine le quatrième calife, mais ses compagnons n'ont pas les moyens armés de faire prévaloir leur conception du califat. Le conflit principal se porte alors entre les fils de ‘Alî, Hasan[8] et Husayn[9] d'un côté et, de l'autre, Mu‘âwiyya, fondateur de la dynastie des Omeyyades qui finit par l'emporter.
La violence et la peur, les guerres intestines, sont ainsi connues depuis l'époque des quatre premiers califes, qualifiés de « bien dirigés » par les « gens de la communauté et de la tradition (Sunna) » -d'où le nom de sunnites. Dès ce moment, ils représentent le groupe le plus important, du point de vue du nombre des fidèles et de l'exercice du pouvoir. Pour eux, la personne ou le groupe pratiquant une violence « non légitime » sort automatiquement du droit chemin religieux, tracé par le Coran et la Sunna. Ainsi, selon Al-Shahrastânî[10] , « un kharijite est toute personne qui se révolte contre le dirigeant [en l'occurrence ‘Alî] autour duquel sont réunis les musulmans ». Les kharijites sont considérés, par les sunnites et par les shiites, comme des dissidents violents, représentant les toutes premières factions apparues au début de l'Islam. Ils se divisent, par la suite, en une multitude de groupes. Les kharijites ne reconnaissent la légitimité que des deux premiers califes et ils partagent des fondements communs. Ils défendent ainsi le takfîr[11] des musulmans ayant commis « de grands péchés », y compris des compagnons du Prophète de l'islam, et l'obligation de se révolter contre le dirigeant injuste ou débauché. Les chiites ne reconnaissent la légitimité que de ‘Alî et de sa descendance directe.
Cette guerre intra-musulmane des origines, laisse des traces profondes dans les mémoires. Jamais, depuis ce moment, les représentants des trois branches –sunnite, chiite, kharijite-ne sont parvenues à aboutir à un consensus sur la question de l'autorité légitime. Des kharijites s'établissent à l'extrémité ouest du nord de l'Afrique (Maroc actuel), mais ils sont vaincus et disparaissent complètement dans cette région. Ils ne subsistent qu'au Mzab (sud de l'Algérie actuelle) et au sud-est de la péninsule arabique (Etat d'Oman actuellement). Quant aux chiites, ils s'appuient sur des dynasties, par exemple en Egypte pendant deux siècles, mais ils ne parviennent à s'imposer durablement qu'en Perse à partir du XVIe siècle. Face aux autorités sunnites, des organisations sont connues pour leur usage de la violence et de la terreur. C'est le cas de la secte dite des « Assassins » qui exerce ses activités entre les XIIe et XIVe siècles.