La réponse catholique
Aurélien Ruellet, Université du Maine (France) et Monique Weis, FNRS et Université Libre de Bruxelles (Belgique).
A partir du milieu du XVIe siècle, les polémistes catholiques se montrent eux aussi conscients des enjeux de la littérature martyrologique. Ils se méfient de la fabrique protestante des martyrs et cherchent volontiers à la contrarier en faisant disparaître la trace des procédures judiciaires : ils vont ainsi attacher au cou des hérétiques suppliciés ou brûlés, les actes des procès qui les ont condamnés. En 1566, Marguerite de Parme[1] , gouverneur des Pays-Bas espagnols, ordonne à ses officiers de faire pendre les insurgés de Valenciennes, comme les criminels de droit commun, et non pas de les envoyer au bûcher, supplice réservé aux hérétiques. De manière générale, leurs discours sur la répression « des troubles » dépeignent les protestants comme des « rebelles » sans foi ni loi qui n'invoquent la liberté de religion que comme un prétexte.
Mais les catholiques produisent aussi leurs propres martyrologes, en réponse à ceux de Crespin, de Van Haemstede et de Foxe.Le premier martyrologe catholique, le plus connuaussi, est celui de Richard Verstegan, un catholique anglais réfugié à Anvers qui a mis ses talents d'informateur au service du roi d'Espagne Philippe II[2] . Paru en 1583, à Paris, sous forme clandestine, son titre exact en est Briefve description des diverses cruautez que les Catholiques endurent en Angleterre pour la foy, souvent abrégé en Théâtre des cruautez des hérétiques de notre temps(d'après le titre en latin Theatrum crudelitatum Haereticorum nostri temporis). Il montre, gravures à l'appui, le traitement réservé aux sujets catholiques de la reine Élisabeth. Mais, au gré des différentes rééditions, il reprend aussi des épisodes sanglants de la Révolte des Pays-Bas et des guerres de religion françaises, toujours en mettant en avant les exactions commises par les protestants contre les catholiques. Ils omettent évidemment de parler des violences perpétrées par les catholiques, comme les martyrologes protestants sont silencieux sur les martyres subis par des catholiques.. Pour la partie française, Verstegan se fonde sur la Replique Chretienne en forme de commentaire du polémiste et théologien catholique Matthieu de Launoy[3] publiée à Paris en 1579. L'ouvrage a été très influent.
Le texte et les images doivent transformer les consciences et fortifier la haine confessionnelle. Une des gravures issue du martyrologe de Verstegana été placée, la veille de la Saint-Jean 1587, dans le cimetière Saint-Séverin à Paris, pour exciter la colère du peuple catholique. La principale force du Théâtre des cruautez des hérétiques de notre temps réside justement dans ses illustrations si violentes et si parlantes. Elles le distinguent radicalement des martyrologes protestants, plus austères et plus difficiles d'approche. Certains motifs iconographiques de Verstegan sont repris dans des fresques d'églises ou dans des recueils d'images, ce qui leur assure une très large diffusion dans toute l'Europe catholique à la fin du XVIeet au début du XVIIesiècle. À la même époque, côté protestant, le martyrologe s'étiole et pâtit de la méfiance protestante à l'égard des images.
Selon Frank Lestringant, l'ouvrage de Verstegan est « un atlas de géographie sacrée qui cartographie à travers toute l'Europe occidentale, les lieux sanctifiés par le sang des nouveaux martyrs ». Il s'agit d'un théâtre panoramique, à rapprocher des« théâtres » géographiques, comme le Theatrum orbis terrarum d'Abraham Ortelius . L'idée est de faire voir le martyre au lecteur, de produire un témoignage au second degré. Des procédés illusionnistes, comme la perspective angulaire, avec plusieurs points de fuite, incorporent le spectateur à la scène.
Le Book of Martyrs de Foxe a incontestablement consolidé l'identité anglaise en servant la cause protestante/anglicane. Le Théâtre des cruautez des hérétiques de notre temps de Verstegan a quant à lui contribué au renforcement d'une solidarité catholique transnationale. Anne Dillon a montré que la construction d'une identité catholique anglaise, toujours victimaire et parfois insurrectionnelle, doit beaucoup à l'œuvre de Verstegan et à d'autres martyrologes du même genre.
En réalité, les martyrologes sont souvent liés à une zone d'influence principale, définie par la langue et la confession. En même temps, beaucoup d'entre eux connaissent une diffusion plus large, au-delà des frontières nationales. Tout en profitant des réseaux confessionnels internationaux, ils aident à cimenter ceux-ci. L'historien qui en fait son objet d'études ne doit pas sous-estimer le rôle central que la mémoire des martyrs joue dans les entreprises de propagande religieuse. Les martyrologes sont toujours des instruments de célébration de son propre camp et de haine des autres. Ils insistent systématiquement sur l'innocence des victimes et la cruauté des adversaires. La médiatisation adopte des procédés extrêmes afin d'accentuer la portée du message.
Vers la fin du XVIe siècle, les protestants élargissent leur terrain de lutte idéologique aux Amériques en s'appropriant la dénonciation par Bartolomé de las Casas[5] des cruautés espagnoles. Une gravure de Théodore de Bry[6] illustrant l'édition de Francfort de 1598 de la Très brève histoire de la destruction des Indesdresse un parallèle évident entre la condition indienne et le chemin de croix du Christ. La boucherie cannibale à laquelle s'approvisionnent les Indiens est tenue par des Espagnols : les conquistadores encouragent donc la barbarie indienne. L'image suggère également un rapprochement entre la communion catholique et son « Dieu de pâte[7] » et les pratiques anthropophages. « Dans l'Indien foulé et opprimé, torturé et brûlé vif, le huguenot a trouvé un frère de souffrance et une sorte de double allégorique » observe Franck Lestringant. Ces victimes ne sont pas des martyrs à proprement parler car elles ne sont pas témoins de l'évangile : elles sont toutefois plus proches du Christ que les catholiques dont elles contribuent à révéler la barbarie, selon leurs ennemis de l'époque.