Les martyrologes réformés
Ce sont les protestants qui signent les premiers martyrologes et les dates de parution de ceux-ci, au milieu du XVIe siècle, ne sont pas anodines. Après un essor rapide, les différents courants réformateurs connaissent des revers et passent par un moment de crise. La deuxième génération ressent déjà le besoin de regarder en arrière pour mieux préparer l'avenir. En montrant l'horreur des persécutions, les martyrologes cherchent à raviver et à entretenir l'esprit de résistance et de combat. Peu après, ils deviennent avant tout des supports de la mémoire protestante. L'historienne Auke Jelsma, qui a notamment étudié la place significative des femmes dans la littérature martyrologique, résume ainsi cette double fonction : « The first editions of the martyrologies are guns, the latter are monuments » ; les premières éditions des martyrologes sont des armes, les suivantes sont des monuments.
Les trois martyrologes protestants qui connaissent le plus de succès sont ceux de Jean Crespin, Adrien van Haemste de et John Foxe. Celui d'Adrien van Haemstede[1] , moins volumineux que les autres, paraît en néerlandais en 1559. Il se caractérise par un réel souci pastoral et inscrit les martyrs protestants du XVIe siècle dans la très longue durée de l'histoire du christianisme. Une vingtaine de rééditions jusqu'au XVIIe siècle en font un instrument de propagande important dans le cadre de la Révolte des Pays-Bas et de la formation des Provinces-Unies.Le Livre des martyrs compilé par Jean Crespin, qui cumule les fonctions d'auteur, d'éditeur, d'imprimeur et de libraire, est publié en 1554 à Genève.Il connaît plusieurs adaptations et traductions, notamment en allemand à la fin du XVIe siècle. Son influence en France et aux Pays-Bas, en proie à des affrontements confessionnels de grande envergure pendant la deuxième moitié du XVIe siècle, est énorme et plurielle, comme le montrent les travaux de Jean-François Gilmont. Le public visé englobe à la fois les minorités protestantes dont il faut renforcer la cohésion et l'endurance face à l'adversité et les populations catholiques qu'il s'agit d'attendrir en dépeignant les cruautés de la persécution religieuse.
Pour Jean Crespin, le supplicié doit remplir plusieurs conditions pour être considéré comme un martyr : il faut notamment qu'un tribunal certifie la doctrine pour laquelle le fidèle est condamné ; cette raison doit être exclusivement spirituelle. L'exécution des bourgeois de Valenciennes qui ont refusé d'ouvrir leurs portes à une garnison espagnole lors du siège de 1566-1567 n'est pas un martyre, par exemple. Le martyr doit aussi faire preuve de constance dans sa souffrance. La reconnaissance du martyre repose donc sur un formalisme légal paradoxal : il n'y a pas de martyre sans jugement. Jean Crespin distingue les victimes de massacres, simples fidèles persécutés, et les authentiques martyrs condamnés par procès. Agrippa d'Aubigné relate les larcins d'actes de procès par de pieux zélateurs, geste héroïque qui s'inscrit dans l'histoire du martyre depuis l'Antiquité. Ce même auteur prise le « temps des feux », lors duquel les victimes peuvent témoigner leur foi, davantage que le « temps des fers », temps de confusions et de convulsions. Pour Jean Crespin, il n'y a donc de martyrs au sens strict qu'avant le déclenchement des guerres de religion.
Or, les martyrologes protestants continuent à être publiés après celles-ci. Ils s'éloignent lentement du projet initial. L'édition de 1556 du martyrologe de Crespin est intitulée Actes des Martyrs, titre aux connotations à la fois apostolique (les Actes des Apôtres[2] ) et judiciaire (les actes d'un procès) qui renvoie à l'idée de témoignage. La version de 1564 renoue avec la tradition humaniste en insérant des poèmes. L'ouvrage devient Histoire des martyrs à partir de 1570 et ancre le genre dans la commémoration nostalgique davantage que dans l'histoire immédiate ; l'accent y est mis sur l'histoire des Églises réformées de France, héritières des pères fondateurs du christianisme. À partir de 1582, Simon Goulart[3] prend la suite de Jean Crespin, en actualisant le propos et en incluant de nouvelles victimes, celles des « fers », aux côtés de celles des « feux ».
Avec les guerres de religion, les mises à mort sont plus nombreuses, mais ne répondent pas vraiment à la caractérisation du martyre au sens traditionnel du terme : ceux qui meurent lors des massacres ne peuvent livrer sur le bûcher la parole divine qui les condamne sur terre et les sauve au Ciel. Pour justifier ses choix, Simon Goulart se fonde notamment sur l'Histoire ecclésiastique attribuée à Théodore de Bèze[4] , qui recense sans distinction « témoins » véritables ou simples fidèles persécutés. Or, « la cause, et non la peine, fait le martyre » (Martyrem non facit poena, sed causa) répète Goulart en s'appuyant sur Augustin d'Hippone. Il faut avant tout discriminer entre les vrais martyrs et les faux martyrs, ceux qui meurent en vertu d'une vraie cause, et ceux dont le sacrifice n'est que vanité ou qui ne meurent pas en raison de leur foi.
Le martyrologe de John Foxe[5] , intitulé Actes and Monuments of these latter and perillous dayes, touching matters of the Churchet surtout connu sous le titre Book of Martyrs, paraît d'abord en latin (1554/1559), pendant l'exil de l'auteur à Bâle, puis en anglais à partir de 1563, après le rétablissement d'un régime protestant sous Élisabeth Ière[6] . Son premier objectif est de dénoncer les persécutions religieuses orchestrées pendant le court règne de la très catholique Marie Tudor[7] et, en filigrane du moins, de glorifier la nouvelle reine et sa politique d'unification confessionnelle derrière l'Église d'Angleterre. John Foxe se distingue d'abord par sa formation et sa plume d'humaniste. Dans son Book of Martyrs, il adopte une approche historique et remonte jusqu'à l'Antiquité pour étayer son propos. Les nombreuses rééditions et adaptations ultérieures incluent les récits des souffrances subies par des protestants en France, aux Pays-Bas et ailleurs. Mais le martyrologe de Foxe est surtout entré dans l'histoire comme un classique de la culture anglicane et un fondement de l'identité anglaise. Pendant des décennies, il alimente et justifie la politique anticatholique menée tant à l'intérieur qu'à extérieur du royaume. Par la suite, il contribue à entretenir une mémoire protestante forte, au Royaume-Uni et au-delà, dans tout le monde anglophone.