Religions et représentation figurée

Description et analyse architecturale de l'église Mâr Tadros

Accès au village de Behdidât

L'accès au village de Behdidât se fait par une route à flanc de montagne qui surplombe plusieurs vallées. Plusieurs vestiges médiévaux attestent de la présence d'une communauté chrétienne importante. Dans un bosquet d'arbustes, il est possible d'identifier l'abside à corniche d'une petite chapelle dédiée à Mâr Estphan, saint Étienne, apôtre et premier martyr de l'Eglise du Ie siècle. Sur le flanc sud du promontoire, un porche à voûte dont les parois portent des traces de peinture de chaque côté de la porte du sanctuaire conduit à une petite chapelle à abside semi circulaire, dédiée à Mâr Nqoulâ, saint Nicolas. Une porte, derrière l'autel de cet édifice, au centre de la courbe de l'abside, donne accès à une autre chapelle, plus modeste, dédiée à Saydet al-Bzez, Notre-Dame des Mamelles. Deux autres sanctuaires, dégagés par Direction Générale des Antiquités, sont actuellement recouverts par une végétation dense, interdisant l'accès à ces vestiges. Au nord, à quelques dizaines de mètres de l'édifice de Mâr Nqoulâ, se dresse l'église paroissiale de Behdidât, celle de Mâr Tâdros saint Théodore, objet de cette étude. Elle mérite plus d'attention, car elle révèle la strate la plus ancienne de la dévotion envers le titulaire ou saint patron. En outre, une source y mentionne l'ordination d'un prêtre syriaque orthodoxe, en 1256. Ce texte comble une lacune dans les connaissances sur les activités de Mâr Ignatus Salibâ Salibâ peu après son arrivée à Tripoli, et deux ans avant sa mort. Il confirme que le prêtre de Behdidât, Behnâm fils du prêtre Nu'mân, a été nommé par le maphrian[1] lui-même, membre du clergé.

Vue extérieure de l'église Mâr © Charles Chémaly

L'église Saint-Théodore respecte avec minutie les traits architecturaux identifiés précédemment. Elle bénéficie, en plus, d'un programme pictural dans le clipeus[2] , dont les inscriptions syriaques désignent les protagonistes. L'abside (l'arc triomphal et la conque) et ses alentours sont couverts d'un programme pictural complet qui relate l'histoire du salut dans ses deux volets l'Ancien Testament et le Nouveau Testament en présence de deux saints guerriers : saint Georges et saint Théodore . L'illustration des thématiques correspond aux décisions prises lors du deuxième concile de Nicée en 787 en s'efforçant d'en illustrer l'utilité pour la piété chrétienne . Le livre de la Sagesse apparaît comme une source d'inspiration : « Ceux que l'on ne pouvait honorer directement, parce qu'ils étaient trop loin, on en fit venir l'effigie. On fit des images du roi que l'on voulait honorer, afin de manifester sa soumission religieuse à l'absent, comme s'il était présent » (Sg 14,17).

Vue intérieure de l'église Mâr Tadros (Saint-Théodore) © Charles Chémaly
Vue générale de l'arc triomphal © Charles Chémaly

Les figures peintes qui illustrent l'arc triomphal sont disposées de part et d'autre d'une faîtière qui existait à l'origine dans la construction de l'édifice. Sur le sommet de l'arc, un médaillon représente le Christ Emmanuel dont seule subsiste la partie inférieure. À droite et gauche du Christ, deux médaillons personnifient le soleil et la lune : « Qui est celle-ci qui surgit comme l'aurore, belle comme la Lune, resplendissante comme le Soleil, redoutable comme des bataillons » (Ct 6, 9-10). La tradition théologique qui donne le sens symbolique par lequel est désignée l'Église permet d'expliquer l'analogie entre l'astre lunaire qui reflète la beauté rayonnante du soleil et l'Église qui reflète la bonté étincelante du Christ bénissant. Deux scènes vétérotestamentaires complètent la composition : à gauche le sacrifice d'Abraham ; ce dernier est vêtu d'une longue tunique, sa tête est nimbée, avec une chevelure blanche, touffue, son visage porte une barbe blanche et une moustache. Abraham par un geste, saisit le couteau pour immoler son fils sur l'autel. La « main Divine » vient sauver Isaac en référence au texte de la Genèse : « N'étends pas la main contre l'enfant ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique » (Gn 22, 12-13). Elle émerge de la lucarne, entourée des étoiles célestes pour sauver l'enfant Isaac qui regarde vers le lointain. Derrière Abraham et Isaac apparaît le bélier qui « s'était pris les cornes dans un buisson, et Abraham alla prendre le bélier et l'offrit en holocauste à la place de son fils » (Gn 22, 14). La lecture chrétienne y reconnaît la préfiguration de la Passion du Christ. La scène réunit ainsi les deux figures du Christ : Isaac qui n'est pas immolé, et le bélier qui l'est selon la foi chrétienne. À droite, la deuxième scène vétérotestamentaire montre un jeune homme imberbe, aux cheveux noirs et courts, très intéressé par un don divin sous forme d'un parchemin déplié : c'est Moïse qui reçoit les Tables de la Loi : « L'Ange de Yahvé lui apparut, dans une flamme de feu, du milieu d'un buisson. Moïse regarda : le buisson était embrasé mais le buisson ne se consumait pas » (Ex 3, 2). Moïse couvre ses mains de sa tunique pour recevoir les deux « tables de pierre écrites du doigt de Dieu » (Ex 31, 18), comme sur une célèbre icône de Sinaï.

Christ Emmanuel, personnification du soleil et de la lune, Abraham et Isaac, Moïse - © Charles Chémaly
Représentation de l'archange Gabriel selon le récit de l'évangéliste Luc © Charles Chémaly

De part et d'autre des retombées de l'arc triomphal, figure l'archange Gabriel  à gauche, qui annonce la « bonne Nouvelle » à la Vierge Marie à droite, selon l'évangéliste Luc : « Le sixième mois, l'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, du nom de Nazareth, à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David ; et le nom de la vierge était Marie. [l'ange dit :] ‘Sois sans crainte, Marie ; car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et tu l'appelleras du nom de Jésus' » (Lc 1, 26-27 et 30-31). Son emplacement à l'entrée de l'abside se justifie selon la théologie chrétienne du Salut qui voit dans cet événement le moment où « Dieu se fait chair » pour sauver les hommes. Marie est représentée à une échelle réduite, assise, dans une attitude de profil, quoique sa poitrine soit de face, une colombe blanche figure près de son oreille droite. Elle file « la pourpre véritable et l'écarlate » (Protév Jc 12, 1-2) destinée à tisser un voile pour le temple du Seigneur. Cette peinture met en scène la conception virginale, un thème connu depuis les Pères de l'Église[3] . Parmi eux, Grégoire le Thaumaturge, Jean Chrysostome, Proklos de Constantinople, assimilèrent la conception virginale de Marie à une conception per aurem[4] , en référence possible au Psaume 45, intitulé Épithalamé royal : « Parmi tes bien-aimées sont des filles de roi ; à ta droite une dame, sous les ors d'Ophir. Écoute, ma fille, regarde et tends l'oreille, oublie ton peuple et la maison de ton père, alors le roi désirera ta beauté : il est ton seigneur, prosterne-toi devant lui ! » (Ps 45, 11-12).

Représentation de l'Annonciation selon le récit de l'évangéliste Luc © Charles Chémaly

Sur le piédroit, à gauche de l'arc triomphal, se tient, en pose de prière, les bras levés vers le ciel, le prophète Daniel, vêtu de sa traditionnelle chlamyde[5] pourpre. Il est le visionnaire qui prévoyait la venue du « Fils de l'homme ». Symétriquement à Daniel, se tient saint Étienne, avec un encensoir à la main, le premier martyr chrétien, le premier à emprunter la voie de la passion ouverte par le Christ, le premier qui vit « la gloire de Dieu et Jésus debout à la droite de Dieu », (Ac 7, 55). Dans le programme de l'église Saint Théodore, ces deux figures sont entourées par un encadrement rectangulaire qui les met en relief et en contact direct avec les fidèles.

Représentation du prophète de l'Ancien Testament Daniel © Charles Chémaly
Représentation de saint Etienne © Charles Chémaly

Dans la conque de l'abside qui domine l'autel, la Déisis[6] occupe la totalité de la voûte . Au Liban, la Déisis se trouve dans sept églises : Rashkidâ, Kfar Shleiman, Saydet-Qassoubâ, Saqiet el-Khait, Kaftoun, Kousbâ et Behdidât. Le Christ siégeant sur son trône, pose, sur un coussin pourpre, ses pieds chaussés de sandales délimitées par quelques lignes. Sa main droite est en attitude de bénédiction, avec la gauche, il tient un livre ouvert où se lit une inscription. Il est entouré de deux personnages qui tournent vers lui : la Vierge d'un côté, saint Jean-Baptiste de l'autre, en tendant les mains en signe de supplication implorant sa miséricorde pour l'humanité. Autour du trône jaillissent quatre êtres auréolés, les quatre symboles des évangélistes – les tétramorphes[7] . Des inscriptions en langue syriaque désignent les noms des évangélistes, Matthieu, Marc , Luc et Jean .

Représentation de la Déisis © Charles Chémaly
Représentation du tétramorphe Matthieu © Charles Chémaly
Représentation du tétramorphe Marc © Charles Chémaly
Représentation du tétramorphe Luc © Charles Chémaly
Représentation du tétramorphe Jean © Charles Chémaly

Un séraphin[8] et un chérubin[9] hexaptères -à six ailes- se tiennent autour du trône. Celui de droite s'identifie par les innombrables yeux insérés sur son plumage portant un labarum, une sorte d'écriteau sur lequel est écrit en lettre estrangelo[10] trois fois Qodesh. La scène renvoie à la vision du prophète Isaïe : « L'année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône grandiose et surélevé. Sa traîne emplissait le sanctuaire. Des séraphins se tenaient au-dessus de lui, ayant chacun six ailes, deux pour se couvrir la face, deux pour se couvrir les pieds, deux pour voler. Ils se criaient l'un à l'autre ces paroles : Saint, Saint, Saint est Yahvé Sabaot, sa gloire emplit toute la terre » (Is 6, 1-3). Cette composition complète la vision de l'apôtre Jean à qui est attribué le Livre de l'Apocalypse .

Représentation du séraphin à six ailes © Charles Chémaly

La partie inférieure de ce premier registre de la conque est décorée d'une chaîne de motifs géométriques plein de décorations florales. Un collège de « Douze Témoins » prend place au-dessous de la Déisis. Douze personnages, couronnés de nimbes, cerclés de minces cernes blanches et noires sous des arcs outrepassés soutenus par de minces colonnes, sur des chapiteaux sans décor. Seuls quelques-uns d'entre eux sont identifiés par des inscriptions en langue syriaque. La position de chaque apôtre dans ce registre suit de près les canons de la tradition populaire. À savoir : les deux piliers de l'église, saint Pierre et saint Paul se placent au centre de la composition. Le premier porte une barbe arrondie, des cheveux blancs et bouclés. Une partie de la main gauche, apparaît au-dessous d'une tache noire où figure un rouleau. Le second, la tête chauve, avec une barbe noire taillée en pointe, pose un évangile sur sa poitrine. Les quatre évangélistes sont placés de chaque côté parmi les apôtres. A droite de Pierre : Marc, Luc, André, Thomas et Barthélémy. A gauche de Paul : Jean, Mathieu, Simon, Jacques et Philippe. Ici, à Behdidât, l'apôtre Jean est présenté juvénile et imberbe, à la différence du prototype byzantin qui le montre sous les traits d'un vieillard au grand front chauve. Tous ces personnages serrent, comme Pierre et Paul des rouleaux blancs fermés. L'attitude des personnages constitue l'expression d'une relation directe entre les fidèles.

Les Douze Témoins © Charles Chémaly

Les parois de la nef se limitent à deux grands panneaux situés à l'entrée de l'abside, comme pour la protéger. Au nord, saint Théodore, patron de l'église, chevauchant un cheval marron. Il porte les habits d'un soldat romain : armure en cotte de mailles, une fine lance et un large bouclier orné de bandes polychromes. À ses pieds, nous pouvons discerner la silhouette d'un personnage effacé : le donateur. Sur la paroi sud, se trouve saint Georges le Grand[11] de face, sur un cheval blanc au-dessus d'une marée bleu parsemée de poissons rouges, tenant une lance de la main droite et la bride de la main gauche. Il est habillé d'un manteau rouge. Derrière lui se présente un enfant-adolescent qui porte dans sa main droite, un calice, et dans sa main gauche une aiguière. C'est l'enfant de Mytilène qui, selon les récits de la vie de Georges, fut sauvé de l'esclavage par le saint. Au-dessous du cheval, vers le bas, apparaît la fille du roi. À ses pieds se trouve le donateur. Les deux saints guerriers à cheval, Théodore et Georges, luttent contre les personnifications des forces maléfiques et contribuent ainsi à la victoire du Christ.

Représentation de saint Théodore © Charles Chémaly
Représentation de saint Georges © Charles Chémaly

Sur les parois sud, nord et ouest sont éparpillées les croix de Lorraine, insérées dans des cadres rectangulaires à couleur rouge.

croix de Lorraine © Charles Chémaly
croix de Lorraine © Charles Chémaly
  1. Maphrian

    Prélat de l'Eglise syriaque orthodoxe qui, dans l'ordre hiérarchique, vient juste après le patriarche d'Antioche.

  2. Clipeus :

    Abside, espace de forme arrondie ou polygonale qui se trouve à l'extrémité orientale du chœur des églises.

  3. Pères de l'Eglise

    Groupe circonscrit d'écrivains ecclésiastiques des premiers siècles de l'ère chrétienne qui ont contribué, par leurs travaux et leurs échanges, à fixer les termes fondamentaux de la doctrine et de la spiritualité chrétiennes. Leur autorité n'est pas située au même niveau que celle de la Bible, dont les auteurs sont considérés comme inspirés par Dieu, mais leur témoignage bénéficie d'un crédit profond, encore renforcé lorsqu'il y a unanimité entre eux.

  4. Conception per aurem :

    Dans la théologie chrétienne, la conception du Seigneur Jésus Christ, le « Verbe de Dieu » passe par la parole de Dieu, une parole prononcée à l'oreille de Marie. Ce moment de l'Incarnation est appelé Annonciation : Marie reçoit le « Verbe » en l'écoutant.

  5. Chlamyde :

    Manteau d'épaisseur variable attaché devant le col ou sur l'épaule par une broche ou par un nœud, tombant droit autour du corps et pouvant être, sans effort, entr'ouvert ou rejeté sur le dos. Le récit de la Passion comprend un moment au cours duquel Jésus est exposé à la moquerie des soldats qui le vêtent d'un manteau de pourpre chlamys occinea (Mt 27, 27 ; Mc 15, 16 ; Lc 22, 63 ; Jn 19, 2).

  6. Déisis :

    « Prière d'intercession » de la Mère de Dieu, de saint Jean Baptiste, des apôtres et des saints se tenant autour de Jésus le jour du Jugement dernier le suppliant de pardonner à l'humanité. Les Déisis-visions ont une diffusion particulière dans les régions périphériques de l'empire byzantin, comme la Cappadoce, la Géorgie, l'Arménie.

  7. Tétramorphes :

    Allégorie représentant quatre animaux ailés dans le Livre d'Ezéchiel : « Au centre je discernai quelque chose qui ressemblait à quatre êtres vivants [...]. Quant à la forme de leurs faces, ils avaient une face d'homme, et tous les quatre avaient une face de lion à droite, et tous les quatre avaient une face de taureau à gauche, et tous les quatre avaient une face d'aigle » (Ez 1, 5-10). Les Pères de l'Eglise y font référence pour évoquer les quatre rédacteurs des Evangiles canoniques. Le premier a une face d'homme identifié à un ange pour Mathieu. Le second a une face d'aigle pour Jean. Le troisième a une face de Taureau pour Luc. Le quatrième a une face de lion pour Marc.

  8. Séraphin (saraph, pl. séraphim)

    Dans la Bible, le séraphin apparaît comme un serpent muni de six ailes, inspiré de la mythologie égyptienne. Il garde les sanctuaires et les trônes.

    Esprit céleste, selon la tradition chrétienne, classé dans la première hiérarchie des anges.

  9. Chérubin (kéroub, pl. kéroubim)

    Dans le texte biblique, le chérubin est présenté comme une créature à tête humaine et à corps d'animal.

    Être de nature surhumaine intervenant, selon la tradition chrétienne, comme ministre de la puissance divine, ou représenté pour rappeler et symboliser cette puissance. Les chérubins sont représentés comme des anges sans corps, réduits à une tête ailée. Pour l'apôtre Paul, les chérubins sont des êtres par lesquels rejaillit la gloire du Seigneur.

  10. Estrangelo

    Forme ancienne de l'alphabet syriaque.

  11. Georges le Grand :

    Martyr de Diospolis (Lydda) en Palestine au temps de la grande persécution déclenchée par Dioclétien vers 304. Il est considéré comme un chevalier modèle et un protecteur des femmes. Il est spécialement vénéré comme patron des soldats. En référence à une légende, il est représenté comme un jeune guerrier cuirassé, à cheval, combattant un dragon pour sauver la fille du roi de Pamphylie.

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