L'Islam, les images et les représentations du Prophète Muhammad

Les interprètes de la loi musulmane et les images à partir du XIXe siècle

Par l'introduction de nouvelles techniques comme la photographie, la peinture de chevalet, la sculpture, puis le cinéma et les images vidéo et numériques, moyens rapidement adoptés dans les pays majoritairement musulmans, une véritable multiplication des images a lieu. Cette nouvelle situation oblige les interprètes de la loi à revenir sur les textes religieux de référence. Au tournant du XXe siècle, les positions vont de l'acceptation prudente de toute image qui ne présenterait pas de danger moral, à une limitation aux images « utilitaires ». Pour Muhammad ‘Abduh[1] , le rasm[2] est tout d'abord utile, car il permet l'apprentissage et facilite l'éducation. Cependant, ‘Abduh ne s'arrête pas là : en comparant la peinture à la poésie, le grand art des Arabes, il lui donne ses lettres de noblesse. Pour son disciple Muhammad Rashîd Ridâ[3] , qui finit par adopter des positions proches du wahhabisme[4] , les images ne sont licites que lorsqu'elles sont utiles et nécessaires : dans l'éducation premièrement, mais aussi dans les domaines de la sécurité et de l'armée. Il est totalement opposé aux statues, comme celles que le président et fondateur de la nouvelle République turque Mustafa Kemal[5] fait ériger dans son pays dans le but de le moderniser. Ridâ les met sur le même pied que les idoles païennes du fait de leur tridimensionnalité et estime qu'elles constituent une dépense inutile pour les peuples du « monde musulman », dont les moyens financiers sont limités. Elles constituent un objet de luxe, comme le remarquait déjà au XIe siècle le philosophe al-Ghazâlî[6] et doivent, par conséquent, être évitées par les musulmans pieux.

Ces considérations sont guidées par l'idée, alors dominante, de la nécessité de moderniser, de rattraper le retard scientifique et économique des musulmans par l'éducation : d'où la notion de fâ'ida[7] des représentations figurées. S'il y a un consensus majoritaire, il n'y a cependant pas une position univoque, car les textes sont sujets à lecture et interprétation. Ainsi, de nombreux savants religieux s'opposent à la peinture académique dans sa modalité « occidentale » en recourant au hadith pour accuser les peintres de commettre le péché d'orgueil. C'est par ce même hadith, en revanche, qu'une quasi-unanimité s'est constituée autour de la licéité de la photographie – et, par analogie, du cinéma et de la télévision plus tard. L'argument avancé est que les utilisateurs de ces outils techniques ne font que reproduire ce qui existe déjà, le photographe n'ajoutant pas sa propre création à celle de Dieu.

Dans l'essai intitulé Le licite et l'illicite en Islam, paru en arabe en 1960, traduit dans plusieurs langues dont le français (1992) et largement cité sur son site, le shaykh Yûsuf al-Qaradâwî[8] donne sa position sur les images. Il y écrit n'avoir pas de problèmes avec la photographie, car celle-ci ne fait qu'« emprisonner l'ombre » de ce qui existait déjà. Sur son site, il explicite sa pensée en se référant au terme d'origine arabe utilisé en persan pour la photographie, ‘aks[9] . En revanche, il affirme que les statues doivent être rejetées car elles pourraient devenir objet de vénération, mais aussi parce que leur auteur pourrait se prendre pour le « Créateur » et qu'elles représentent souvent des choses religieusement illicites comme les « femmes nues » ou les « croix » et ornent les palais des riches et des puissants. Le shaykh égypto-qatari considère cependant que les images bidimensionnelles sont autorisées si elles sont traitées sans respect pour ne pas risquer de susciter une forme d'adoration. Qaradâwî interdit les images des chefs d'État, « injustes, des dépravés et des athés [sic] car leur glorification est la destruction de l'Islam ». Les portraits à l'huile – objets de luxe – sont à éviter selon lui.

  1. Muhammad ‘Abduh (1849-1905)

    Réformiste égyptien. Originaire d'un village du Delta égyptien, Muhammad ‘Abduh étudie à Al-Azhar, où il rencontre Al-Afghânî et devient son disciple. Contraint à l'exil à la suite de l'établissement du protectorat britannique, il s'établit à Beyrouth puis à Paris où il fonde, avec son maître, la revue Le lien indissoluble (Al-‘Urwa Al-Wuthqâ) en 1884. De retour en Egypte, il est nommé aux plus hautes fonctions religieuses mais ne parvient pas à mettre en œuvre la réforme qu'il souhaite à l'Université al-Azhar. Il est l'auteur de nombreux ouvrages théologiques, dont un Traité de l'unicité divine (1897).

  2. Rasm

    Terme arabe qui désigne aussi bien le dessin que la peinture.

  3. Muhammad Rashîd Ridâ (1865-1935)

    Réformiste syro-libanais. Originaire d'un village dans le nord du Liban, Muhammad Rashîd Ridâ se rend au Caire après ses études, où il co-fonde la revue al-Manâr (1898-1940) avec Muhammad ‘Abduh dont il revendique l'intégralité de l'héritage intellectuel après sa mort. Dans les années 1920, il cherche à instaurer un nouveau type de califat après l'abolition décidée par le président turc Mustafa Kemal en 1924. Il s'oppose à d'autres savants « réformistes » tel que ‘Alî ‘Abd al-Razîq dont il réclame la condamnation, il obtient l'appui financier d'Ibn Saoud pour la promotion de ses ouvrages et cautionne l'idéologie portée par les Frères musulmans dont le premier groupe est fondé en 1928 par Hassan al-Bannâ.

  4. Wahhabisme

    Courant né au XVIIIe siècle en Arabie, prêché par Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb (1702-1792), savant musulman de la tribu des Banû Tamîm. Il s'inscrit dans l'école de jurisprudence hanbalite, la plus littéraliste et rigoriste des écoles sunnites. Il étudie à Bassora, à La Mecque, où il s'oppose au mufti Ibn Humaydîi, ainsi qu'à Médine. Les manifestations les plus précoces et les plus visibles de sa singularité sont le rejet du culte des « saints » qu'il qualifie de pratique idolâtrique. Il quitte sa condition de marginal lorsqu'il s'associe à un chef de tribu, Muhammad ibn Saud selon un serment censé avoir été prononcé en 1744. Depuis lors, la destinée des deux familles est intimement liée, dans les revers comme dans les succès. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Kitâb al-Tawhîd (« Le Livre de l'Unicité »). Depuis la création du Royaume d'Arabie Saoudite en 1932, le wahhabisme y est le courant officiel.

  5. Mustafa Kemal (1881-1938)

    Officier ottoman, puis créateur et premier président de la République turque, fondée en 1923. Modernisateur intransigeant, son projet est de faire de la Turquie un Etat à l' « occidentale », entre autres en en adoptant les genres culturels.

  6. Al-Ghazâlî, Abû Hâmid ibn Muhammad (m. 1111)

    Philosophe et théologien musulman, dont les écrits ont eu une grande répercussion sur la pensée musulmane, notamment sa Revivification des sciences de la religion (Ihyâ' ‘ulum al-dîn).

  7. Fâ'ida

    Utilité.

  8. Yûsuf al-Qaradâwî

    Né en 1926 en Égypte, Qaradâwî étudie à al-Azhar et est formée dans la mouvance des Frères Musulmans. En 1975, il fonde la Faculté de droit islamique de l'Université du Qatar et est naturalisé qatari. Il est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages traduits dans de nombreuses langues, dialogue avec les croyants en arabe par internet et anime sur Al-Jazeera une émission intitulée « La chariah et la vie », ce qui fait de lui un des plus célèbres « téléislamistes ». Il est président de l'Union mondiale des ulémas ainsi que du Conseil européen de la Fatwa. Il est interdit de séjour en France et l'actuel régime égyptien a émis un mandat d'arrêt international contre lui.

  9. Aks

    Refléter (comme dans un miroir)

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