L'émergence d'un art juif dans l'Antiquité tardive
La destruction du Temple, en 70 de l'ère chrétienne, bouleverse la société juive. Dans les derniers siècles de l'Antiquité, toutefois, la présence juive au Levant sud[1] se maintient vigoureusement. Les synagogues[2] deviennent progressivement le lieu important du culte juif. Ce n'est pas seulement la présence des rouleaux de la Thora qui en fait un lieu saint, mais c'est sa structure et son art. Cet art manifeste trois nouveautés. La première est l'introduction de la figure humaine, ce qui témoigne d'une transgression de l'interdit aniconique. La deuxième est que l'iconographie repose sur l'association de motifs qui font sens pour les milieux juifs et non-juifs. La troisième est la présence d'aigles, symboles du pouvoir romain, à l'entrée des synagogues. La période romano-byzantine est ainsi marquée par l'émergence, non pas de l'art figuré parmi les Juifs, mais d'un art figuré spécifiquement juif. Les synagogues de Beth Alpha, Doura Europos, En Geddi, Gerasa, Ma'on, Na'aran, Susiyah témoignent de cette riche ornementation, composée de fresques ou de mosaïques. L'iconographie de ces lieux de culte juifs présente le recours à un triple répertoire :
Un répertoire juif, composé d'objets rituels juifs (menorah, lulav[3] , ethrog[4] et chophar[5] ). Bon nombre de ces motifs sont repris sur les objets de la vie quotidienne, en particulier des verres, des lampes et des sarcophages. Les mosaïques des synagogues représentent des scènes bibliques comme « l'Arche de Noé » à Gerasa, et « Daniel dans la fosse aux lions » à Susiyah ou le « sacrifice d'Isaac » à Beth Alpha .
Un répertoire non juif comportant des lions à l'entrée, le zodiaque[6] avec le Sol Invictus[7] au centre et la personnification des Saisons[8] aux angles. Dans leur contenu, ces motifs ne sont pas spécifiquement juifs, mais on ne les retrouve presque pas ailleurs.
Un répertoire non juif composé d'animaux, de végétation et de scènes nilotiques[9] , communs à tout l'Empire.
Les représentations humaines existent, mais sont moins nombreuses. C'est le cas sur la mosaïque d'En Geddi, qui représente le zodiaque avec des oiseaux aux quatre coins, à la place des Saisons. Elle comporte quatre inscriptions, dont une en hébreu[11] et deux en araméen[12] , qui mentionnent les bienfaiteurs de la communauté. La mosaïque de Lod soulève également la même question. On y retrouve le zodiaque avec des animaux et, sur le registre inférieur, deux navires. Si l'évolution est flagrante, il est difficile d'en comprendre le mécanisme. Le judaïsme, ébranlé par la destruction du Temple, connaît en effet des transformations d'autant plus profondes qu'il est traversé par des courants très différents. Ils sont d'autant plus difficiles à identifier dans la documentation archéologique qu'ils sont en pleine mutation et que leurs contours doctrinaux ne sont pas encore clairement délimités. La foisonnante diversité des représentations révèle combien ces dernières semblent dépourvues de code iconographique fixe et s'inscrire avec difficulté dans un cadre doctrinal très défini. Les synagogues, où ces mosaïques ont été découvertes, ne semblent pas relever du courant du judaïsme rabbinique[13] . L'orientation, la localisation des entrées et la profusion d'images interdites – comme les menorot et les dieux tenant des sceptres et des orbes[14] – dérogent clairement aux règles rabbiniques. Mais il ne faut peut-être pas exclure la possibilité que certaines d'entre elles aient fait l'objet d'une exégèse, que d'autres soient tout simplement ignorées ou même rejetées par quelques notables locaux.
Il semblerait toutefois plus convaincant de rattacher ces synagogues au judaïsme hellénisé[15] .
Le judaïsme rabbinique n'est pas exempt d'un certain attrait pour les images. La question de l'acceptation des images constitue d'ailleurs l'un des sujets les plus importants abordés par la littérature talmudique, notamment le traité Aboda Zarah qui porte sur la question de l'idolâtrie. Il témoigne d'un effort pour distinguer les images qui ont une visée religieuse – et sont à ce titre proscrites – et celles qui n'ont qu'une fonction esthétique – et auxquelles les rabbins eux-mêmes n'hésitent pas à avoir recours. Elles sont acceptées tant qu'elles ne concernent pas le rituel, dans les monuments funéraires par exemple. Les catacombes de Beth Shearim illustrent ce nouveau rapport à la représentation marqué par l'hellénisme. C'est en effet là que reposent les rabbins et peut-être aussi le premier d'entre eux, Rabbi Yehouda[16] , le nassi[17] . Les ossuaires sont essentiellement ornés de motifs et de scènes païens, tels que Léda et le cygne , le combat des Grecs contre les Amazones[18] ou encore une tête barbue qui a pu être assimilée à Zeus, mais sans certitude. La plupart des inscriptions gravées sur les ossuaires sont rédigées en grec (218 sur 250 cas) – les autres le sont en hébreu et en araméen. Les épitaphes reprennent les grandes figures de la mythologie grecque dans le plus pur style homérique[19] .
Le rapport à l'interdiction a évolué au cours des époques et même selon les cercles concernés. L'interdit aniconique est né au cours du VIIe siècle avant l'ère chrétienne, à la suite d'un processus qui assure le passage du polythéisme païen au monothéisme juif. Le Premier Temple, où se trouve la statue de Yhwh, est détruit en 587. Mais quelques décennies plus tard, en 516, la construction du Second Temple ouvre une période de plusieurs siècles caractérisée par un profond respect de l'interdit aniconique. La pression de l'hellénisme, la fin de l'indépendance politique et la destruction du Second Temple en l'an 70 de l'ère chrétienne entraînent des mutations internes au sein du judaïsme. Ce dernier adopte une attitude plus tolérante à l'égard des images dans la vie quotidienne. Toutefois, on constate un clivage entre les Juifs qui font usage des images au sein même du rituel et ceux qui les refusent avec d'autant plus de force. Cependant, la profusion d'images semble cesser à partir du VIIIe siècle, c'est-à-dire au moment de la crise iconoclaste dans les milieux sous autorité chrétienne, et du refus de l'image figurative formulée dans les milieux sous autorité musulmane.