Darwinisme et grand public
Malgré la complexité de la théorie et les difficultés qu'elle pose, L'Origine des espèces marque un tournant. Dans les décennies qui suivent, il devient progressivement presque impossible pour les savants intégrés dans les réseaux académiques de nier l'évolution. Le livre est érudit, et propose une longue compilation de faits que Darwin considère comme des preuves de sa théorie. Publié chez un éditeur spécialisé, John Murray, le livre est un succès de librairie. Le premier tirage se vend en un jour (environ 1200 exemplaires), il est suivi de 6 éditions et 8 réimpressions jusqu'en 1876. Il ne s'est toutefois écoulé qu'à moins de 20 000 exemplaires du vivant de Darwin en Angleterre. A titre de comparaison, Essays and Reviews un volume collectif traitant de la critique rationaliste de la Bible, paru en 1860 et qui fait scandale au Royaume-Uni s'est vendu en quelques mois à 22 000 exemplaires. En France, 146 000 volumes de la Vie de Jésus de Renan ont été mis en circulation en dix-huit mois (1863-1864). Le livre de Darwin est toutefois un classique et est immédiatement traduit dans toutes les langues européennes depuis l'allemand et le hollandais en 1860, jusqu'à l'espagnol en 1877 et le serbe en 1878. La première traduction française, infidèle à la version originale, date de 1862. Au total, l'ouvrage sera traduit en 36 langues. Même s'il n'est pas lu par tous, le livre est connu par des commentaires et par des biais indirects. Il est publié à un moment où les moyens de diffusion de l'imprimé se popularisent et où les techniques de reproduction des images se modernisent.
Certaines controverses font l'objet de comptes rendus dans la presse généraliste, y compris populaire. Elles se centrent le plus souvent sur une question centrale : celle de la parenté de l'homme et du singe et mettent en avant la question de la morale. Darwin, pourtant, afin de ne pas alimenter plus encore la polémique, n'avait pratiquement pas évoqué l'homme dans L'Origine des espèces, se contentant de signaler, au détour d'une phrase, qu'il ne constituait pas une exception. Sans qu'il en soit responsable, cette thématique est mise en images et le nom de Darwin, ainsi qu'une version simplifiée de sa théorie (les êtres vivants évoluent, l'homme descend du singe) circulent autrement que par le texte imprimé.
La caricature joue ici un rôle important. Elle connaît un véritable essor au XIXe siècle et les journaux satiriques prolifèrent. A Londres, Punch est fondé en 1841 sur le modèle du Charivari français paru en 1832. Très vite, les caricaturistes s'emparent de Darwin et de sa théorie. Dans un premier temps, l'image privilégiée est celle d'un singe humanisé, dans la ligne satirique des représentations d'hommes en animaux. Dès mois de mai 1861, Punch publie le dessin d'un gorille portant une pancarte indiquant « Suis-je un homme et un frère ? », accompagné d'un court poème « Monkeyana » évoquant la question de l'ascendance simienne de l'homme.
« M. Gorille » devient un personnage récurrent dans Punch, incarnant un animal plus intelligent ou plus sage que les hommes et dénonçant les travers de la société contemporaine. Dans un deuxième temps, Darwin lui-même devient une figure centrale. Avec ses traits caractéristiques (calvitie, longue barbe blanche) que véhicule aussi la photographie alors en plein essor, le visage de Darwin est aisément identifiable dans les dessins que publient les magazines satiriques. « Mr Bergh to the rescue » [Mr Bergh à la rescousse], publié dans Harper's Weekly, le 19 août 1871, met ainsi en scène un dialogue à trois personnages. Venant à l'aide d'un singe qui s'estime floué d'être désormais considéré comme un ancêtre de l'homme, Henry Bergh, fondateur en 1866 de l'American Society for the Prevention of Cruelty to Animals, adresse ses reproches à un Darwin bien identifiable.
Immédiatement toutefois, les deux images du singe et de Darwin fusionnent, donnant naissance à une troisième figure, qui devient le type même de la caricature darwinienne. The Hornet du 22 mars 1871 présente ainsi le portrait réaliste du savant posé sur un corps d'orang-outan, lui aussi assez réaliste. La pilosité du corps du singe, le bout de bois qu'agrippe le pied de Darwin/singe rappelant son statut de quadrumane, accentuent la signification du dessin. La presse francophone, par exemple La Petite Lune, publie dès les années 1870 des caricatures similaires. Certaines de ces caricatures ont des connotations ouvertement sexuelles et mettent plus particulièrement en scène le danger que le darwinisme ferait courir à la morale : si l'homme n'a pas été créé par Dieu, si son âme n'est pas une parcelle de la divinité, les valeurs morales n'ont plus de fondement intangible.