Darwin et la religion chrétienne
Etudiant en lettres (« Arts ») à Cambridge, Charles Darwin suit les enseignements de John Stevens Henslow[1] et d'Adam Sedgwick[2], deux représentants de la « théologie naturelle[3]» . Il est influencé par ce courant théologique et scientifique, né à la fin du XVIIe siècle en Angleterre, qui stipule que l'observation du « grand livre de la nature » mène à une connaissance du « Créateur » au même titre que la lecture de la Bible. Il jouit d'une forte influence dans les universités de Cambridge et d'Oxford, établissements strictement anglicans dans la première moitié du XIXe siècle. William Paley[4] en résume les principaux arguments dans Natural Theology or Evidences of the Existence and Attributes of the Deity, en 1802. Il y met en avant que la merveilleuse complexité des structures vivantes et de leur fonctionnement est une preuve existence d'un créateur, usant à cet égard de la célèbre métaphore de la montre et de l'horloger. Par ailleurs, la parfaite adaptation des êtres vivants à leur milieu démontre la sagesse d'un Dieu créateur et soutient un argumentaire par les causes finales. La nature révèle l'existence du dessein ou « Design » de son créateur. Surtout important au Royaume Uni, ce courant est présent sur le continent au XIXe siècle. L'ouvrage de Paley est traduit en français, à Genève, en 1804 (Théologie naturelle, ou Preuves de l'existence et des attributs de la divinité, tirées des apparences de la nature). De nombreux extraits sont insérés dans les volumes de sciences naturelles de l'Encyclopédie théologique (1844-1859, 52 vol) de l'éditeur catholique français Migne, qui essaie de construire une « science catholique » concordiste[5] visant à concilier les découvertes récentes et l'enseignement doctrinal.
N'ayant pas achevé ses études, Darwin s'embarque pour un voyage autour du monde entre 1831 et 1836. Il se passionne principalement pour la géologie. Durant le voyage, il ne s'interroge qu'assez peu sur le vivant, mais il rassemble de nombreuses informations et spécimens. Au retour, ces derniers sont confiés à des spécialistes, qui soulignent la variété biogéographique à la surface du globe. Cette extrême diversité du vivant paraît peu compatible avec la vision héritée de la théologie naturelle. Pourquoi Dieu aurait-il créé, par exemple, dans chacune des petites îles des Galapagos au large de l'Equateur, des êtres (tortues, pinçons) différents, alors que l'environnement y est semblable et qu'une même espèce adaptée serait suffisante ? Cette interrogation ébranle les convictions inspirées de la théologie naturelle sur la perfection de la « Création ». A la mi-juillet 1837, Darwin ouvre un carnet de notes, le Carnet B, intitulé « On transmutation ». Il rédige les premières esquisses manuscrites de sa théorie en 1842 et 1844 et la publie en 1859, après une longue phase de maturation. Affirmant que les espèces vivantes sont le produit d'une évolution due à des mécanismes purement naturels, sa théorie s'oppose ouvertement au dogme chrétien de la « Création » et au fixisme[6] qui lui est associé.
Nombreux, de ce fait, voient en Darwin un champion de l'athéisme, voire un matérialiste militant. En réalité, il est très réticent à s'exprimer sur ces questions, et la crainte des polémiques est l'une des explications du long intervalle entre les premières formulations de la théorie et sa publication effective. Les écrits publiés du vivant de Darwin ne donnent aucune indication et la meilleure source sur ce sujet est sa correspondance. Elle révèle la transformation graduelle d'un christianisme anglican traditionnel vers le déisme, puis une forme de doute que Darwin refuse de nommer athéisme et pour laquelle il utilise le terme d'agnosticisme. Mais elle dévoile aussi beaucoup d'hésitations, d'allers et retours, et une profonde incertitude en matière de religion.