Lectures contemporaines de l'affaire Galilée - Ueli Zahnd

Enjeux historiographiques autour de l'affaire Galilée

La lecture apologiste consiste à souligner le fait que la rationalité était du côté de l'Eglise catholique et que Galilée ne proposait pas la théorie la plus acceptable pour la raison en son temps. Mais contrairement à ce que cette lecture suggère, ce manque de rationalité ne peut pas servir d'excuses aux rapports de force en jeu, aux moyens de pression morale et à la condamnation elle-même. En reconnaissant la relativité des régimes de la rationalité, il n'est pas possible (sans commettre une erreur catégorique) d'acquitter de façon absolue les actes commis par l'Eglise. Dans le même temps, la lecture héroïque faisant de Galilée le précurseur rationaliste et persécuté de la science moderne est elle-même remise en question : selon les standards de cette science moderne, il est difficile d'appeler « scientifique » ce que présente Galilée pour défendre le système copernicien.

Mais, du point de vue épistémologique, la circularité dans l'argumentation et même dans les observations de Galilée visant à valider la théorie copernicienne démontre quelque chose de bien plus important. Sa façon d'argumenter illustre de manière exemplaire un trait général de tout raisonnement théorique, un trait que la philosophie de la science a constaté et répété plus tard avec The Structure of Scientific Revolutions (1962) de Thomas Kuhn[1] : une théorie, ses preuves, ses méthodes, la valeur des instruments utilisés et les observations qui la soutiennent dépendent l'un de l'autre, car, dès qu'on soutient la théorie copernicienne, les observations que Galilée fait sont de vraies confirmations de cette théorie. Théories et observations forment un ensemble qui suit une rationalité spécifique, rationalité qui trop souvent est incompatible avec les rationalités d'autres théories ou systèmes de pensée.

Cette notion de circularité est fondamentale : du moment où vous acceptez que la terre n'est pas le centre de l'univers, il n'y a plus de raison pour distinguer entre le sublunaire et le supralunaire, et donc il n'y a nulle raison de ne pas faire confiance en un instrument comme les lunettes. Mais c'est justement votre confiance en les lunettes qui vous aidera à déplacer la terre du centre de l'univers. Au début d'un tel changement de paradigme, il y a donc un acte de confiance, un acte de foi disent certains. Et d'un coup, les limites entre théories scientifiques et d'autres systèmes de pensée commencent à disparaître. Si toute théorie est fondée dans une argumentation circulaire entre la théorie à prouver et les preuves pour la théorie, on ne peut plus défendre quelque théorie que ce soit avec une prétention absolue. Dans les modes de confrontation entre propositions contradictoires provenant de deux théories différentes, une quatrième possibilité existe :

  • 4 : Dans la rationalité de S, I est S, dans celle de R, I est R, sans que S puisse dire quelque chose sur la rationalité de R et vice versa

C'est ainsi que des spécialistes de l'histoire des sciences font remarquer comment une vraie coexistence de différents systèmes de pensée est possible sans que l'un doive nécessairement se retirer au profit de l'autre. Dans ce sens, l'affaire Galilée nous met en garde contre tout totalitarisme de systèmes de pensée, qu'ils soient religieux ou scientifiques ; et Galilée, qui malgré un défaut évident de rationalité, a défendu un système qui semble aujourd'hui plus rationnel sur le plan scientifique, prend alors un nouveau visage : il apparaît comme l'anti-héros d'un anti-totalitarisme des systèmes de pensée.

  1. Thomas Samuel Kuhn

    (1922-1996) philosophe et historien des sciences américain, il s'est surtout intéressé au développement historique de théories scientifiques.

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