Darwinisme et christianisme (1859-1920) : entre conflits et accommodements - Nathalie Richard

De nombreuses tentatives d'accommodement

Les affrontements directs et radicaux ne sont pas représentatifs de la totalité des positions. Ceux qui s'efforcent de concilier foi chrétienne et science moderne ne manquent pas. Mais, sur ce point, la marge de manœuvre et la liberté de parole n'est pas la même, suivant que l'on est clerc ou laïc, catholique ou protestant. Deux voies ont été explorées : tenter une synthèse entre évolutionnisme et christianisme en réinterprétant les dogmes chrétiens et le corpus théologique de manière libérale ; poser le principe d'une indépendance entre le domaine de la science et celui de la foi. Ces deux postures, distinctes, sont qualifiées de « modernisme[1] » et condamnées comme tel par le magistère catholique en 1907.

Les Eglises protestantes britanniques sont, durant la période étudiée, majoritairement dominées par des positions modernistes. Des entreprises d'adaptation du message religieux sont engagées dès avant la publication de L'Origine des espèces, par exemple par Baden Powell[2]. Ce mathématicien, membre du clergé anglican et professeur à Oxford, est un des principaux représentant de la théologie libérale anglicane. Il s'efforce de promouvoir une vision chrétienne de l'évolution dans The Order of Nature: Considered in Reference to the Claims of Revelation (1859). Un demi-siècle plus tard, ce courant visant à rendre compatible le discours religieux avec les résultats des sciences modernes est représenté par Ernest William Barnes[3] , futur évêque de Birmingham. Dans les années 1920, il prononce à Londres (Temple Church) une série de sermons connus sous le titre de « Gorilla sermons » portant sur la théorie de l'évolution qui est assimilée à un développement selon des lois d'origine divine. Il publie, en 1933, un ouvrage intitulé Scientific theory and religion. The World Described by Science and Its Spiritual Interpretation. Ses vues, notamment son opposition à la doctrine de la « présence réelle » du Christ dans l'eucharistie suscitent des controverses, mais sa position au sein de l'Eglise anglicane n'est pas mise en question.

La position du magistère de l'Eglise catholique est plus frontale. Elle se situe dans la ligne de l'encyclique Quanta Cura (1864) où la « fausse science » est opposée à la « vraie science », celle-ci étant conforme à ce qui est conçu comme la révélation divine, « étoile » qui doit guider le scientifique et qui l'aide « à se préserver des écueils et des erreurs ». Les autorités romaines ne laissent ainsi qu'une faible latitude aux savants catholiques sur le terrain de la préhistoire ou des sciences naturelles, mais elles ne disposent plus du monopole institutionnel dont elles pouvaient bénéficier dans certains Etats au moment de l'affaire Galilée. Les livres scientifiques ne sont pas mis à l'Index, y compris ceux de Darwin. Mais les clercs auteurs d'ouvrages sur des thèmes considérés comme dangereux sur le plan doctrinal sont surveillés et éventuellement contraints à la rétractation ou au silence. Parallèlement, un effort collectif est fourni d'une part pour dénoncer les présupposés des savants faisant profession de neutralité mais critiquant les religions en général et le catholicisme en particulier et, d'autre part, pour forger une « science catholique » à partir d'autres présupposés épistémologiques.

Réunis autour de Mgr Maurice d'Hulst à Paris, de Mgr François Duilhe de Saint-Projet à Toulouse et des Instituts catholiques de ces deux villes, des clercs et des laïcs entreprennent ce travail tout en maintenant un lien avec les milieux scientifiques non confessants. Cinq « Congrès scientifiques internationaux des catholiques » sont organisés de 1888 à 1900. Leurs débats sont relayés dans une presse confessionnelle, telle la Revue des questions scientifiques, fondée en 1877. Mais ces initiatives se heurtent à la méfiance de Rome et prennent fin avant même la condamnation globale du « modernisme » par Pie X (1907). Dans les décennies qui suivent, les clercs qui poursuivent des recherches sur ces terrains sont contraints de faire preuve d'une extrême prudence ou de prendre le risque de sanctions. Le préhistorien Henri Breuil[4] évite de se prononcer sur la question de l'évolution, tout en s'appuyant sur elle dans ses travaux. Le jésuite paléontologue Pierre Teilhard de Chardin[5] est contraint de quitter la France pour la Chine, avec interdiction de publier ; ses manuscrits circulent sous le manteau et ne seront publiés qu'après sa mort. Le cas d'Henri de Dorlodot[6] est moins connu, mais tout aussi significatif. Professeur de géologie à l'Université catholique de Louvain, il s'inspire notamment des idées de St. George Jackson Mivart[7] , anatomiste catholique anglais qui s'était opposé à Darwin au nom d'une conception théiste de l'évolution. Sa défense du caractère exceptionnel de l'homme, l' « âme » faisant l'objet d'une « création » spéciale, n'avait pas empêché la mise à l'Index de plusieurs de ses textes et son excommunication en janvier 1900. Vingt ans plus tard, Dorlodot publie Le Darwinisme au point de vue de l'orthodoxie catholique. Il y multiplie les formules prudentes et obtient l'imprimatur de Rome. L'ouvrage est traduit en anglais. Mais les autorités catholiques se ravisent. La Commission biblique réclame la rétractation publique de ces thèses. Dorlodot mobilise ses réseaux dans le milieu académique et un statu quo est trouvé. Il ne prononce pas cette rétractation, mais s'engage à ne pas publier le deuxième volume de son livre, qui devait porter plus spécifiquement sur l'homme.

  1. Modernisme

    courant de pensée défini et condamné par le pape Pie X, en 1907, au motif qu'il conduisait à une relativisation de la doctrine catholique. Par extension : tentatives visant à affranchir tout chercheur, quel que soit son champ disciplinaire, à ne pas partir du préalable d'une expression de foi conçue de manière atemporelle.

  2. Baden Powell

    (1796-1860) : mathématicien et prêtre anglican, professeur à Oxford. Un des principaux représentants de la théologie libérale anglicane avant 1860. The Order of Nature: Considered in Reference to the Claims of Revelation (1859) est une série d'essais qui s'efforce de promouvoir une vision chrétienne de l' « évolution ».

  3. Ernest William Barnes

    (1874-1953) : évêque anglican. Il enseigne les mathématiques à Cambridge avant de se tourner vers une carrière au sein de l'Eglise anglicane qui aboutit à sa nomination comme évêque de Birmingham. Il est un des leaders du mouvement moderniste au sein de cette Eglise et anime notamment Le Modern Churchmen's Union qui publie The Modern Churchmen. Il prononce à Londres dans les années 1920 une série de sermons connus sous le titre de « Gorilla sermons », portant sur la question de l' « évolution ».

  4. Henri Breuil

    (1877-1961) : prêtre et savant français. Ordonné prêtre catholique en 1900, il poursuit une carrière scientifique et devient le préhistorien mondialement le plus réputé dans la première moitié du XXe siècle. Il est notamment un spécialiste de l'art pariétal paléolithique.

  5. Pierre Teilhard de Chardin

    (1881-1955) : jésuite et paléontologue français. Ordonné prêtre catholique en 1911, il étudie la géologie et la paléontologie au Muséum d'histoire naturelle et engage une réflexion scientifique et philosophique aboutissant à une théorie de l'évolution compatible avec le spiritualisme chrétien. Contraint par sa hiérarchie à ne pas publier sur le sujet, il doit quitter ses fonctions et la France. Il effectue des recherches de paléontologie humaine d'importance majeure en Chine. Son ouvrage principal, Le Phénomène humain, est publié en 1955, après sa mort, à l'initiative d'une laïque catholique à qui Teilhard de Chardin avait confié ses manuscrits pour qu'ils puissent être édités sans censure.

  6. Henri de Dorlodot

    (1855-1929) : théologien et géologue belge. Ayant abandonné ses études de géologie à l'Université catholique de Louvain, il obtient un doctorat en théologie (1885). En 1903, il devient professeur de géologie dans cette université. Il consacre l'essentiel ses réflexions à la question de l' « évolution ». Il publie, en 1921, Le Darwinisme au point de vue de l'orthodoxie catholique.

  7. St. George Jackson Mivart

    (1827-1900) : biologiste britannique, protestant converti au catholicisme. Il enseigne l'histoire naturelle dans les Universités catholiques de Londres (l'éphémère London Catholic University College) et de Louvain. Dans On the Genesis of Species (1871), il s'efforce de concilier la thèse de l'évolution biologique et la doctrine catholique. Des articles publiés dans la revue Nineteenth Century en 1892 et 1893 sur la question des relations entre science et religion sont mis à l'Index. Il est excommunié, pour d'autres articles, en 1900.

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