Apollon, dieu de la victoire : de la deuxième guerre punique à la conquête de la Gaule Cisalpine
Pendant la deuxième guerre punique, après les désastres du Trasimène en 217, et de Cannes en 216, la classe dirigeante romaine met en œuvre une série d'interventions dans le domaine cultuel et religieux visant à rétablir la pax deorum[5], présupposé indispensable à la victoire sur Hannibal[1]. Des divinités plus anciennes ou nouvellement introduites sont considérées comme propitiatoires de la victoire, telles que Concorde ou la Venus sicilienne d'Eryx. Il en va de même pour Apollon, lorsqu'en 216, après le désastre de Cannes, l'on décide d'envoyer Q. Fabius Pictor[2] à Delphes, afin de consulter l'oracle du dieu. Dans sa réponse la Pythie[3], après avoir désigné les dieux et déesses qui devaient faire l'objet de supplications, affirme clairement que si les Romains respectent ces prescriptions rituelles « la guerre se terminera par la victoire de Rome »
. Quelques années plus tard, en 212, un autre oracle, italique cette fois-ci (carmen Marcianus), proclame : « Si vous voulez, Romains, chasser vos ennemis, fléau (vomica) des peuples qui vient de loin, il faut vouer à Apollon des jeux qui soient célébrés dans un esprit de cordialité fraternelle... »
. Ainsi, à partir de 212, sont célébrés annuellement les Jeux Apollinaires. Le texte de ces deux oracles est très explicite en mettant en relation l'intervention du dieu et l'octroi de la victoire. De la même façon, une légende qui remonte peut-être au IIe s. av. J.-C. raconte que, pendant la célébration des Jeux Apollinaires de 211, des flèches miraculeuses ont mis en fuite l'ennemi carthaginois aux portes de Rome. De leur côté, Tite Live (XXV,12,15) et Macrobe[4] (Saturnales, I, 17, 27) insistent aussi sur le fait que les Jeux furent fondés « en vue de la victoire, non pour la santé publique »
.
Certes, le dieu qui frappe par ses flèches les ennemis comparés par l'oracle italique à un fléau (vomica), à une pestilence, est toujours l'ancien dieu archaïque de l'Iliade, qui donne la mort et guérit en même temps, comme l'Apollo Médecin dont le temple avait été voué au Ve s. av. J.-C. Cependant, à partir de la deuxième guerre punique, l'aspect du dieu sauveur qui apporte la victoire s'impose de plus en plus. Ce dieu est sans aucun doute Apollon Pythien, le dieu de Delphes, qui selon la légende aurait pris possession de son sanctuaire après avoir remporté la victoire sur Python, le serpent qui gardait les lieux. Après la victoire, Apollon reçoit des branches de laurier. Le dieu est ainsi représenté portant une branche de laurier et/ou coiffé d'une couronne de laurier, consécration de sa victoire. Or, justement, la relation avec le sanctuaire de Delphes et les triomphes des imperatores[6] romains sont deux aspects qui viennent renforcer les relations entre le dieu de l'oracle et la classe dirigeante romaine du IIe siècle av. J.-C.
En 215, de retour de sa mission à Delphes, Q. Fabius Pictor dépose sur l'autel d'Apollon aux Prés Flaminiens la couronne de laurier qu'il a portée pour consulter l'oracle et pour sacrifier. Il est bien connu que la branche et la couronne de laurier étaient aussi portées par les généraux romains victorieux lors de la célébration du triomphe. Certes, la cérémonie du triomphe romain ne tire pas ses origines du culte d'Apollon, cependant avec le temps on a dû remarquer les affinités qui existent entre la procession triomphale et la symbolique et les célébrations du culte apollinien. Le laurier de Delphes a une fonction purificatrice, tout comme le laurier triomphal délivre l'armée de retour de campagne de la souillure du sang versé, d'après le juriste Masurius Sabinus[7]. Le cortège triomphal part d'ailleurs du secteur du Champs de Mars, là où se trouve le temple d'Apollon. Ces analogies, ces ressemblances, ont sans doute dû marquer les esprits de la classe dirigeante romaine, notamment à partir du début du IIe siècle av. J.-C. A cette époque, le sanctuaire de Delphes reçoit les offrandes des généraux romains victorieux : Titus Flamininus[8] y consacre des boucliers d'argent et une couronne d'or vers 190. P. Cornelius Scipion Africain[9], honoré peu de temps après par les Delphiens, avait déjà voué au dieu de Delphes une partie des dépouilles de la victoire en Espagne en 206.
Au début du IIe siècle av. J.-C., le sanctuaire apollinien de Delphes apparaît dans l'imaginaire collectif comme le lieu par excellence de la défense de la civilisation grecque contre les envahisseurs « barbares »
, venant ainsi offrir à l'élite dirigeante de Rome un thème de propagande de choix. En effet, en 279 av. J.-C. une bande d'envahisseurs Celtes, à qui l'on donna par la suite le nom de Galates, avait attaqué le sanctuaire. Selon la légende, la défense du lieu sacré avait été assurée par les dieux eux-mêmes : Apollon serait apparu en pleine épiphanie, la foudre était tombée, un tremblement de terre s'était produit. La victoire du dieu de Delphes contre les envahisseurs Galates devenait un symbole de la lutte victorieuse contre l'adversaire barbare. On retrouve un écho dans la production iconographique du mythe du sanctuaire de Delphes comme symbole de la lutte victorieuse contre l'adversaire barbare dans une statue d'Apollon écrasant un bouclier Galate retrouvée à Délos[10] qui reprend le type statuaire de l'Apollon Lykeios[11] qui était honoré à Delphes sous cette épiclèse.
Les schémas de propagande déjà employés dans le monde grec sont donc redéployés par Rome lors de la conquête de la Gaule Cisalpine contre les ennemis de toujours, les peuples celtes. De façon significative, l'historien grec Polybe[12] termine l'excursus du livre II (35, 7) des Histoires consacré à la description des guerres menées par Rome contre les Gaulois en Italie aux IVe-IIIe siècles en faisant référence aux guerres des Grecs contre les Perses et les Galates. Ainsi, lors de l'établissement des nouvelles fondations coloniales de la Gaule Cisalpine par des membres de l'élite de Rome, l'effigie d'Apollon est représentée sur les frontons des temples ou dans les statues de culte. A Luni Apollon et Diane-Luna sont représentés sur le fronton en terre cuite du grand temple réalisé dans les premiers temps de la colonie de 177 av. J.-C. A Plaisance (colonie de 218, supplément de colons en 190), on a retrouvé les restes d'une statue en marbre grec de 3 m de haut. D'autres représentations du dieu sont reconnaissables aussi à Cremone (fondée en même temps que Plaisance), à Rimini (colonie de 268), Aquilée (colonie de 181 av. J.-C.). Le type statuaire qui a inspiré ces représentations est l'Apollon dit « de Cyrène »
, une variante de l'Apollon Lykeios, œuvre du sculpteur attique Timarchides, qui avait créé l'œuvre pour le temple d'Apollon Medicus à Rome aux Prés Flaminiens. Le temple, en effet, subit des restaurations lors de la censure[13] de 179 de M. Fulvius Nobilior[14] et M. Aemilius Lepidus[15], ce dernier étant l'un des fondateurs de Luni en 177. Il est donc vraisemblable que la statue de culte urbaine ait servi de modèle au fronton du temple de la colonie.