Pouvoir et religion dans l'univers phénico-punique

Les périples maritimes des Phéniciens ont permis l'établissement de comptoirs commerciaux. Ces lieux, prédisposés au stockage et à l'échange, étaient souvent associés à un sanctuaire construit avec les tout premiers édifices. La religion est l'aspect de la civilisation carthaginoise qui a fait l'objet de la controverse la plus importante en raison des accusations portées à l'encontre des rites de sacrifices d'enfants mentionnés par certaines sources antiques. La mobilité des objets échangés est synonyme de la mobilité dynamique des hommes, engendrant ainsi des voyages et des migrations incessantes, plus ou moins massives. Celles-ci provoquent des mariages mixtes, des assimilations de divinités, des ouvertures multiculturelles et cosmopolites, des coexistences pacifiques entre populations diverses et dieux initialement différents mais devenant semblables au fil des siècles dans toute la Méditerranée. Cette situation change, en partie, avec la montée en puissance de Carthage comme puissance politique et militaire au VIe siècle avant J.-C.

La mythologie de Carthage est en grande partie héritée de celle de la Phénicie. Le panthéon transporté par les navigateurs et commerçants venus de l'Orient s'adapte aux traditions locales. Certaines divinités ont pu acquérir le caractère de divinité poliade^[1]. Tanit, déesse d'origine berbéro-libyenne dont l'interprétation du nom s'est perdue, est symbole de fertilité, de naissance et de croissance. L'importance qu'elle acquiert en fait la divinité poliade de la cité carthaginoise. Elle est identifiée à Astarté, déesse syro-palestinienne de la fécondité et de la guerre qui, dans certains lieux mais pas à Carthage, continue à prédominer dans le culte rendu par les Phéniciens. Tanit est si souvent associée à Ba'al Hamon qu'ils semblent former un couple. Originaire de Phénicie, ce dieu est aussi marqué par des apports égyptiens. Il est un symbole de la fécondité et des bonnes récoltes. Divinité centrale du culte à Carthage, c'est à lui que sont offerts les sacrifices humains. D'autres divinités complètent le panthéon carthaginois, parmi lesquelles : Eshmoun, dieu de la médecine et Melqart, dieu de l'expansion et de l'enrichissement. Apportée par les Phéniciens, la figure de Melqart est ensuite complétée par les traits du héros grec Héraclès^[2]. Ammon est connu des « Libyens », il est assimilé à un dieu local dont la représentation liée à l'image du bélier est largement vénérée. Son nom est pourtant grec, il signifie « sablonneux » et son culte est célébré dans l'oasis de Siwa, situé à 500 km à l'Ouest de Memphis, l'une des capitales de l'Egypte pharaonique.

La religion est une affaire d'État à Carthage, même si les prêtres n'interviennent pas directement dans la politique au sens strict du terme. Ils jouissent d'une grande influence auprès de la population. Les cultes sont structurés autour de prêtres dont les plus hautes fonctions sont occupées par les familles puissantes de la cité. Cela peut donner une dimension théocratique au pouvoir religieux légitimant ainsi, symboliquement, le pouvoir politique. Les nécropoles se situent toujours à bonne distance de l'habitat urbain où vivent les Phéniciens. Des traces archéologiques de ces nécropoles et des cultes associés sont visibles dans tout l'espace méditerranéen.

Les sources antiques sont contradictoires et variées au sujet des sacrifices : des mammifères et des oiseaux sont offerts en sacrifice ; des végétaux et des aliments ou des objets symboliques servent d'offrande. Après le partage du produit du sacrifice entre divinités, prêtres et fidèles, une stèle est érigée en guise de commémoration et de reconnaissance. La controverse historiographique sur le sacrifice d'enfants dans la civilisation phénico-punique n'est toujours pas tranchée pour ce qui concerne l'ampleur et la durée de la pratique : dans l'état actuel des sources, il n'est pas possible de déterminer avec exactitude si les ossements contenus dans certaines urnes proviennent de sacrifices humains, ni d'affirmer si le lieu où elles ont été retrouvées sont autre chose que des nécropoles pour enfants. En contexte phénicien, la pratique de l'inhumation domine jusqu'à la fin du IIe millénaire, puis la pratique de l'incinération devient majoritaire entre le VIII^e et le VI^e siècle. Il apparaît que les cérémonies accomplies lors d'enterrements d'enfants sont complexes et pas forcément associées à des enfants « exposés », c'est-à-dire tués. La polémique a pour origine des écrits de propagande qui entendent disqualifier moralement un adversaire ou un ennemi du passé. Les deux auteurs classiques sur lesquels se fonde l'historiographie contemporaine sur le sujet sont Diodore de Sicile et Plutarque^[3]. De langue grecque, l'un comme l'autre, ils ne sont pas contemporains des faits racontés. Ils mentionnent le fait à Carthage et non pas en Phénicie, et distinguent clairement entre le sacrifice humain et le sacrifice rituel pratiqué par les Phéniciens d'outre-mer. Lorsqu'il est avéré, le sacrifice d'enfants ne constitue pas pour les habitants de la Méditerranée occidentale une pratique régulière mais plutôt exceptionnelle. Elle est liée à des fléaux comme la peste : cela donne lieu à des immolations d'êtres humains, jeunes ou adultes, destinées à apaiser les dieux.

Le sacrifice d'enfants apparaît comme une pratique qui n'est ni régulière, ni systématique, ni attestée dans la totalité des communautés phéniciennes du bassin méditerranéen. Le culte des divinités les plus diverses est sans doute le fait saillant de la religion phénicienne : les populations adorent le dieu de leur ville indépendamment du culte qui est pratiqué dans la ville voisine ou concurrente. Les importantes découvertes sur certains sites préromains du Maroc comme Lixus, Sala ou Mogador permettent de faire remonter assez haut la naissance d'une civilisation urbaine sur les côtes méditerranéennes et atlantiques du Maroc contemporain. Pline l'Ancien^[4] indique que Lixus, qui jouait un rôle important dans la vie culturelle et spirituelle des populations antiques, est « le lieu de légende extraordinaire [...] là s'était déroulé le fameux combat d'Hercule et s'était aussi trouvé le jardin des Hespérides » [doc. n°9, texte 3]. Ces découvertes archéologiques confirment les travaux effectués à Tanger par Michel Ponsich. Le rayonnement de la population de cet endroit durant l'Antiquité tient à la position géographique du site, qui a permis le développement d'une civilisation plus avancée, au carrefour des grands courants commerciaux et migratoires.