Pouvoir et religion dans l'univers phénico-punique

L'aristocratie tyrienne au sommet des sociétés hiérarchisées

Les sociétés phéniciennes et puniques sont largement stratifiées. Une aristocratie qui prend son origine dans la ville de Tyr est détentrice de la puissance symbolique et réelle. Elle possède le pouvoir économique, politique et religieux. Le reste de la société est composé notamment d'artisans et de commerçants. La place des femmes dans le corps social reste encore floue et incertaine dans la mesure où la documentation fiable la concernant demeure rarissime et contradictoire.

A Carthage, fondée par des Tyriens vers 814 ou 812 av. J.-C., l'aristocratie lie sa fortune aux fonctions d'armateurs et de propriétaires fonciers. La richesse de cette aristocratie carthaginoise renvoie également au rôle capital de cette dernière dans la sphère de la magistrature. C'est dans ce milieu privilégié que se recrutent les prêtres. Ces derniers forment une catégorie très organisée mais, paradoxalement, ne jouent aucun rôle politique significatif. Quant aux catégories populaires, elles sont méconnues et les informations les concernant sont contradictoires et floues. Les populations autochtones, qualifiées de «  Libyens[2] » dans les sources, sont plus difficiles à cerner que celles qui sont venues de l'Orient. On suppose que la société est composée d'hommes «  libres », mais aussi d'esclaves pouvant être attachés à une personne ou à la Cité carthaginoise. La ville est également fréquentée par un nombre non négligeable d'« étrangers » provenant d'autres lieux de la Méditerranée. Hérodote[1] mentionne le « commerce silencieux » ou le « troc à la muette » pratiqué par les premiers navigateurs. Les relations commerciales pacifiques ont engendré, par la suite, des rapports de domination.

L'organisation politique de Carthage est exaltée par certains auteurs de l'Antiquité, mais peu de détails sont livrés quant à la gestion gouvernementale de la cité. L'historien Polybe[3] explique que le « régime » était « bien organisé » mais qu'il s'était ensuite affaibli. Aristote[4] conçoit cette Cité comme un modèle de constitution mixte,«  supérieure à d'autres sur bien des points ». Ce document a alimenté une controverse, dans la mesure où il s'agit d'une description événementielle tardive. Toujours est-il que les historiens s'accordent pour écrire que les villes phéniciennes, y compris Carthage, étaient gouvernées par un roi assisté d'un conseil ou d'une assemblée. Tel est d'ailleurs le cas chez nombre de peuples de la Méditerranée orientale. Les rois phéniciens mentionnés à Tyr ne pratiquent pas le pouvoir absolu. A Carthage, le gouvernement se compose essentiellement d'un Sénat[5] et de deux suffètes[6] qui exercent le pouvoir judiciaire et exécutif. Le Sénat exerce le pouvoir suprême, il est composé par les membres des familles les plus influentes, il compte plusieurs centaines d'individus privilégiés. Il a compétence pour les affaires de la Cité : guerre et paix, accords diplomatiques et économiques. Les chefs militaires rendent compte de leurs actes devant lui. Les sources antiques sont contradictoires par rapport à ce sujet crucial. Aristote est le seul à mentionner un « conseil restreint », celui dit des Cent-Quatre, dont le rôle est judiciaire et législatif, mais pas politique. Le pouvoir militaire est réservé à des chefs élus chaque année, recrutés parmi les grandes familles de la cité et élus par une « assemblée du peuple[7] ».

Une « assemblée du peuple » est citée dans le texte d'Aristote sans pour autant nous éclairer sur ses réels mécanismes et fonctions politiques. L'historien Polybe écrit que cette instance prend le pouvoir durant les IIIe et IIe siècles av. J.-C. Mais ce système politique, loué par certains auteurs, ne parvient pas à arrêter la corruption, largement répandue, dénoncée par Polybe. Diodore de Sicile[8] rapporte que certaines affaires douteuses sont évoquées devant cette « assemblée du peuple ». On ne dispose pas de documents fiables en nombre suffisant pour mesurer le degré du partage du pouvoir à Carthage. Les principales familles de marchands et grands négociants exercent l'essentiel de l'autorité. Quant à l'emprise carthaginoise sur son environnement, elle est lourde de conséquences, notamment pendant les guerres puniques[9]. En témoignent les révoltes qui se succèdent et se ressemblent par leur impact ravageur. Les populations autochtones contribuent à la chute de la cité en raison de leurs empiètements successifs durant toute cette période qui aboutit à la consolidation du pouvoir de Rome. La défaite de Carthage apparaît liée aux défaillances du recrutement militaire. L'armée punique se compose de soldats de diverses origines : des mercenaires, des citoyens engagés volontairement mais aussi des sujets des territoires conquis. Cette structure sociodémographique largement diversifiée ne peut que fragiliser le corps militaire à long terme, surtout lorsque la Cité-État n'est plus en mesure de payer les soldats professionnels ou occasionnels engagés. C'est le cas durant la guerre des Mercenaires[10] au lendemain de la première guerre punique (264-241 av. J.-C.).

  1. Hérodote (v. 484-v. 420 av. J.-C.)

    Ce « père de l'Histoire », selon Cicéron, avance que le culte de Poséidon est originaire de Libye et que c'est là que les Grecs l'ont emprunté (Livre II, 50). La nature de ses nombreux voyages le range également parmi les premiers géographes. Son œuvre maîtresse s'intitule : Dialogue entre Otanès, Mégabyse et Darius. Il s'agit de l'un des premiers documents authentiques où se trouvent distingués et comparés les divers types de gouvernement renvoyant aux concepts de « démocratie », d'« oligarchie », de « monarchie, etc. D'après lui, le culte d'un dieu marin est attesté en Afrique chez les Libyens bien avant la fondation de Carthage : « ceux qui habitent autour du lac Tritonis (golfe de Gabes) dit-il, sacrifient à Athéna et après elle à Triton et à Poséidon » (Histoires, IV, 188).

  2. Libyens

    Les Libyens ou Libyques réunissent des populations d'origines diverses, habitant le Nord de l'Afrique avant l'arrivée des Phéniciens. Leur nom renvoie à l'utilisation antique du nom « Libye » ; selon certains historiens de l'Antiquité, à l'image de Pline l'Ancien : « les Grecs ont appelé l'Afrique, Libye, et la mer qui l'affronte Libyque ».

  3. Polybe (v. 208-v. 126 av. J.-C.)

    Commandant de la cavalerie de la ligue achéenne lors de la défaite de Persée de Macédoine face aux Romains, après la bataille de Pydna (168 av. J.-C.) il est otage à Rome pendant dix-sept ans. Pendant son séjour dans la capitale, il fréquente l'oligarchie romaine, en particulier Paule-Emile dont il est l'hôte et le précepteur de ses deux fils. Il sera plus tard, après la fin de son exil, aux côtés de l'un d'entre eux, Scipion Emilien, lors de la prise de Carthage en Afrique (146 av. J.-C.) et de Numance en Espagne (133 av. J.-C.). La dernière partie de sa vie est consacrée à la rédaction de sa grande œuvre, une Histoire générale en quarante livres où il raconte l'histoire de Rome et celle des États hellénistiques d'Orient à partir du premier conflit avec Carthage. Nous possédons seulement les cinq premiers livres de cette histoire dans leur intégralité et des fragments assez considérables des autres. Il a écrit également un Éloge de Philopœmen (3 volumes), un Traité de tactique, un Traité sur les régions équatoriales et une Guerre de Numance.

  4. Aristote (384.-v. 322 av. J.-C.)

    Philosophe grec. Disciple de Platon pendant plus de vingt ans, il prend ensuite une distance critique vis-à-vis des thèses de son maître. Ses écrits et sa pensée influencent profondément l'ensemble de la tradition philosophique de langue européenne. Véritable encyclopédiste, il s'intéresse aux arts et aux sciences de son époque ; il en théorise les principes et effectue des recherches empiriques pour les appuyer. Il élabore une réflexion fondamentale sur l'éthique et sur la politique de son époque. Il est également considéré comme l'inventeur de la logique.

  5. Sénat carthaginois

    L'organisation politique de Carthage est méconnue car les sources sont très limitées et la plupart du temps partiales, mais il semble que le gouvernement de la grande cité « mêle des éléments des systèmes monarchique (rois ou suffètes), aristocratique (Sénat) et démocratique (assemblée du peuple) ». Les cités phéniciennes se sont dotées très tôt d'un roi comme à Byblos, Sidon ou Tyr. Le roi phénicien héréditaire est entouré de conseillers, choisis en général parmi les plus riches, et s'appuie sur des assemblées du peuple.

  6. Suffète

    Nom des premiers magistrats –juges- de Carthage. Leur pouvoir ne dure qu'un an. Les suffètes sont à Carthage ce que les consuls sont à Rome. Selon des sources antiques, plusieurs suffètes gouvernent Tyr pendant une dizaine d'années au VIe siècle avant J.-C. A noter que la fonction des consuls (romains) apparaît au Ve siècle av. J.-C.

  7. Assemblée du peuple

    La majorité de la population carthaginoise est composée de citadins disposant de peu de biens. Les artisans constituent une catégorie intermédiaire. Une minorité est formée par des marchands aisés qui jouent un rôle important dans la gestion des affaires de la cité. Les esclaves et les affranchis n'ont pas de droits politiques ; en revanche certains « étrangers » arrivent à obtenir des droits civiques, en particulier à la suite de services rendus à la cité en cas de conflit par exemple. L' « assemblée du peuple » citée dans le texte d'Aristote ne paraît admettre que les hommes libres. La convocation des citoyens se fait par l'intermédiaire des suffètes et/ou à l'occasion d'événements exceptionnels comme les guerres, les catastrophes naturelles ou les épidémies. Ces citoyens élisent les généraux à partir du IIIe siècle av. J.-C, comme ils le faisaient des suffètes. Selon Polybe, c'est une manifestation de l'accroissement du pouvoir de l'assemblée aux IIIe-IIe siècles av. J.-C.

  8. Diodore de Sicile (v. 90-v. 20 av. J.-C.)

    Historien grec. Après avoir visité l'Europe, l'Asie ainsi que l'Égypte, il se fixe définitivement à Rome. Il laisse une œuvre considérable, l'une des plus riches sur les sociétés qu'il a pu observer. Rédigée en grec, cette œuvre comprend une quarantaine de livres qui constituent une première tentative d'histoire universelle, depuis l'origine de temps qui se perdent dans la mythologie jusqu'à César.

  9. Guerres puniques (264-146 av. J.-C.)

    Ensemble de trois guerres opposant Rome à Carthage durant un peu plus d'un siècle. Première guerre punique (264-241) : Rome rompt les traités avec Carthage pour intervenir en Sicile, où les Grecs souffrent de la pression carthaginoise. Une victoire navale initiale est suivie de l'échec d'une expédition en Afrique (255), et d'autres revers sur mer, mais Rome gagne une bataille décisive en 241. Carthage signe la paix, paie un tribut de guerre et renonce à une partie de ses territoires, dont la Sicile. Rome profite d'une révolte des mercenaires à Carthage pour s'emparer de la Sardaigne et de la Corse, mais Carthage entreprend la conquête de la péninsule ibérique. Deuxième guerre punique (218-201) : Provoqué par la rivalité croissante des deux puissances, ce conflit s'achève par une nouvelle défaite de Carthage qui doit verser un tribut, céder l'Espagne, livrer sa flotte et s'engager à n'entreprendre aucune guerre sans le consentement de Rome. Troisième guerre punique (149-146) : Le conflit entre Carthage et Masinissa (v. 238-v. 148 av. J.-C.), roi « berbère » de la Numidie unifiée, provoquent un réarmement qui constitue une rupture du traité de 201. Carthage est isolée, vaincue et complètement rasée.

  10. Guerres des Mercenaires (automne 241- fin 238 av. J.-C.)

    Révolte menée par les combattants « étrangers » (Libyens, Numides, Ibères, Celtes etc.) de l'armée carthaginoise, en raison de leur licenciement et du versement parcimonieux de leur rétribution. Elle suit la paix conclue avec la République romaine, qui soutient Carthage.

PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Elkbir Atouf, professeur à l'Université d'Agadir (Maroc) Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de ModificationRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)