Modèle de l'administration impériale vs discours chrétien du dieu unique
Au début du IIIe siècle, pour contrer le plaidoyer relativiste, Origène[1] a recours à Babel et aux « anges des nations »
. La diversité, pour lui, est forcément secondaire, elle intervient après que les humains, éloignés de l'Orient et de « sa lumière »
, ont voulu, dans leur orgueil, escalader le ciel en élevant une tour d'argile, bientôt effondrée. Les anges, ici, occupent la place qui sera dévolue aux génies des villes, chez Symmaque. Mais les anges ne sont pas des dieux. La liste des dieux donnée par Celse est révélatrice de la manière dont il passe d'une réflexion classique sur la diversité des normes coutumière à une réflexion d'un autre type sur une distribution, ou une répartition, des entités divines à l'intérieur d'un espace géographique et géopolitique global.
Dans le cadre d'une polémique théologico-politique de la première moitié du XXe siècle, Erik Peterson dresse le dossier de la propension pagano-chrétienne à métaphoriser le divin en terme d'administration impériale. Du côté chrétien, il s'agit notamment, dans le prolongement de Philon d'Alexandrie[2] (Décalogue 61) et Origène (Contre Celse VIII 35), de résoudre le problème du statut des anges dans leur rapport au dieu unique, autant que d'attaquer les dieux des non-chrétiens. Peterson renvoie au Roman pseudo-clémentin X 14,2 qui donne la théorie de cette démarche : « En effet de la même façon qu'il n'y a qu'un seul César, mais qu'il a sous son autorité les administrateurs, consulaires, gouverneurs de provinces, tribuns, centurions, décurions, de même, si le grand Dieu est unique comme César, il y a aussi, à l'image des magistratures subalternes, des dieux qui lui sont subordonnés, mais qui nous gouvernent »
.
Près d'un demi-siècle plus tard, Arnaldo Momigliano montre comment cette réflexion s'inscrit dans la mouvance d'une réaction païenne à l'idéologie chrétienne d'un dieu unique et souverain : l'idée de l'Empire d'Auguste[3] comme préparation providentielle à la diffusion et à la victoire du christianisme, est une idée élaborée par les penseurs chrétiens en un temps où les chrétiens sont encore victime de persécutions. Cette idée apparaît chez Justin, dans une œuvre perdue, elle est développée par Origène, puis reprise notamment par Jean Chrysostome[4] et Ambroise. Momigliano relève la position de Celse, et sa vision de l'Empire comme protecteur des diversités et des nuances, c'est-à-dire à la fois du pluralisme religieux et des caractères particuliers des nations. Cette idée se trouve ensuite développée et renouvelée, de manière systématique, chez Julien[5] dans Contre les Galiléens : le Dieu innommé et innommable a pour délégué le Soleil, Souverain universel, dont tous les autres dieux sont des aspects subordonnés. Selon Momigliano, cette théologie païenne de l'Empire ne peut venir que d'une réaction au christianisme.
L'essentiel de la problématique de la distribution des dieux protecteurs entre les villes ou les nations n'est pas d'abord d'inspiration gréco-romaine. C'est en se heurtant aux prétentions du christianisme que les penseurs polythéistes vont jusqu'à construire des modèles panthéoniques « supra-nationaux »
. Ou peut-être, plus simplement, que commence à prendre corps ce présupposé très douteux selon lequel le christianisme et les paganismes qui lui sont contemporains seraient des formations culturelles autonomes et brutalement contradictoires.