Des rites et des génies
« A chaque cité ses rites », de Cicéron à Symmaque
Au Ier siècle av. J.-C., dans la bouche de Cicéron[1], la formule Sua cuique civitati religio, Laeli, est nostra nobis [« A chaque cité/peuple sa religion, Laelus, à nous la nôtre »
] porte une tonalité ironique. Elle signifie l'affirmation d'une limite du relativisme : à chaque peuple sa coutume, certes, mais la coutume des autres ne saurait être qu'une superstition, voire une superstition impie, par comparaison avec la supériorité, intrinsèque, indiscutable, apodictique[2], de la règle romaine : nostra nobis. Chez Cicéron, chaque cité a son culte, sa religion, mais celle de Rome est de loin la meilleure, et supérieure. Ce sens est modifié par la suite, notamment chez Symmaque[3] pour qui chacun contribue, par sa manière de cultiver les dieux, à approcher un seul et unique mystère.
Symmaque écrit à la fin du IVe siècle. Il est alors engagé dans une controverse avec l'évêque Ambroise de Milan[4] qui critique le « rapport »
sur l'Autel de la Victoire. Symmaque prend la défense du polythéisme. Il le fait au nom de la variabilité de la mos[6] et du ritus[7], en précisant que les urbes[8] se sont vues répartir entre elles, par un mens divina[9], des cultes différents les uns des autres, qui sont pour elles autant de « gardiens »
: « Chacun en effet a ses coutumes, chacun suit ses rites : l'intelligence divine a assigné aux différentes villes, comme protecteurs, des cultes différents »
(suus enim cuique mos, suus ritus est : uarios custodes urbibus cultus mens diuina distribuit, trad. Lavarenne). Le propos de Symmaque semble faire écho à l'affirmation cicéronienne, mais y ajoute quelque chose : lle fait que la ratio omnis[10] demeurerait cachée, hors d'atteinte, inaccessible : la seule connaissance que nous puissions avoir des dieux viendrait donc d'une expérience partielle et morcelée, celle de la mémoire coutumière. D'où l'exclamation : uno itinere non potest perueniri ad tam grande secretum, « un seul chemin ne suffit pas pour accéder à un si grand mystère »
. Ce qui est remarquable, c'est que le regard de Symmaque se trouve aussitôt entraîné de l'examen des rites coutumiers[5] vers des entités surnaturelles auxquelles s'adressent effectivement ces pratiques dans leur diversité. La phrase suivante, en effet, affirme que : ut animae nascentibus, ita populis fatales genii diuiduntur [« de même que les âmes pour ceux qui naissent, ainsi aux peuples sont distribués des génies responsables de leur destinée »
]. Il convient de commenter ce glissement, des rites-gardiens aux génies responsables.
Des rites poliades aux génies tutélaires. Conception romaine et philosophie néo-platonicienne
Ce glissement, exprimé en termes astrologiques (les génies responsables du destin), repose aussi sur d'autres données, concernant la manière dont est organisée, distribuée, répartie, la pluralité des entités divines. C'est sur cette répartition dans un espace très large, en mode panthéonique mais à l'usage de l'oikoumène[11], de l'ensemble des peuples et non d'une cité ou d'une communauté spécifique, qu'il convient de s'arrêter.
Le Génie publique, ou Génie de la cité, est une vieille conception romaine comme l'atteste la mention, sur le Capitole, d'un bouclier consacré au Genio urbis Romae sive mas sive femina. Avec le temps, cette idée d'un génie protecteur paraît s'étendre à chaque ville ou nation, elle se développe systématiquement dans certains milieux philosophiques, comme en témoigne notamment Jamblique[12], qui évoque une distribution des dieux par région. Le rapport d'un dieu à ses fidèles est présenté comme étant analogue à celui d'un administrateur à un administré au point que chaque dieu est perçu comme préférant se voir offrir en sacrifice les produits de sa région. Des dieux et des anges, en grand nombre, entourent « le dieu qui veille aux sacrifices »
.
La mens divina de Symmaque est ainsi précédée, au niveau spéculatif, par cette figure d'un « dieu qui veille aux sacrifices »
, conçu comme une sorte d'administrateur universel en charge de la répartition des domaines terrestres. Le même motif et la même expression –« sont administrées »
- apparaissent déjà, au IIe siècle, chez Celse[13] qui semble faire allusion à l'étrangeté des lois et des coutumes juives. Dans la théorie de Celse, les puissances tutélaires sont des dieux, désignés d'un terme technique propre au vocabulaire de l'administration romaine : ces dieux sont des « diocètes »
. Leur répartition est métaphoriquement rapportée à celle des provinces de l'Empire et à leurs subdivisions. C'est donc en termes de géopolitique que Celse décrit ce que donne, par delà la vulgate relativiste, au niveau des divinités, une telle répartition.