Introduction
L'émergence du mouvement saadien, au début du XVIe siècle, constitue un moment remarquable pour les historiens dans la mesure où ils peuvent fonder leurs recherches sur des sources écrites de plus en plus abondantes, marocaines mais aussi portugaises et hollandaises. Ce fait n'est pas fortuit, il résulte d'une volonté affirmée des Saadiens eux-mêmes : élaborer une historiographie comme idéologie et support politique afin de légitimer leur mouvement, initialement considéré par leurs adversaires comme rebelle au makhzen[1], ce pouvoir central spécifique de la tradition marocaine, lié à la rupture des relations avec le califat abbasside par les Almohades[2] et doté d'une base tribale. Ces sources ont été bien étudiées, d'abord par les Européens au début du XXe siècle, puis par la nouvelle génération des historiens marocains. Les uns et les autres ont abouti à des conclusions convergentes : l'établissement du pouvoir des Saadiens marque un tournant dans l'histoire du Maroc. Leur avènement constitue une rupture avec le modèle des dynasties antérieures, notamment les Almoravides, les Almohades et les Mérinides[3]. Ces dernières fondaient leur légitimité sur l'« esprit de corps »
ou assabiyya[4] selon la qualification donnée par Ibn Khaldoun[5]. Les Saadiens, en revanche, définissent leur légitimité en combinant la politique au religieux, avec le support symbolique et déterminant des marabouts qui ont offert à ce mouvement l'âme de son existence et sa force politique et sociale.
Les chercheurs de l'école historique coloniale ont tranché en faveur de l'importance du facteur religieux comme élément essentiel dans l'évolution historique du Maroc, en se basant surtout sur l'étude des fonctions de la zaouïa[6], comme organisme de base, et son influence dans la vie politique et sociale. Le cadre d'étude comparatif introduit une problématique essentielle : « la relation dialectique entre mouvement maraboutique et restructuration sur le modèle du tribalisme hilalien »
(A. Laroui). D'où la nécessité de formuler des questions pour éclaircir la manière dont est traitée l'étude de l'avènement des Saadiens. Dans quelle mesure le maraboutisme[7] est un dépassement du modèle khaldounien ? Et « à quel moment le maraboutisme a réussi à s'annexer le second modèle »
(A. Laroui) ? En d'autres termes, peut-on parler, avec le mouvement saadien, d'un dépassement de l'héritage décrit et analysé par Ibn Khaldoun ? Pour apporter des éléments de réponse, il importe de prendre en considération la diversité des sources et de privilégier l'étude de la micro-histoire.
Les études contemporaines sur les Saadiens accordent une grande attention à une triade qui explique leur percée et leur succès temporaire : le maraboutisme, le chérifisme[8] et le jihâd[9]. Ces critères sont pertinents, mais ils ne doivent pas en voiler d'autres. Il est important de ne pas occulter les structures tribales du Souss, le poids du facteur économique dans les rapports de force internes, l'importance de la pénétration et de la domination économiques des Portugais dans l'émergence du mouvement des marabouts jazoulis[10]. Les problématiques historiographiques restent ouvertes : Est-il vrai que le rôle des marabouts était de stabiliser les tensions tribales et de maintenir l'ordre social pour former un bloc contre la conquête portugaise ? Est-il vrai que la population du Souss a dû se grouper sous l'égide des Saadiens pour récupérer leurs terres contre les envahisseurs étrangers et libérer leur économie du monopole des Portugais et de leurs collaborateurs arabes ? Où peut-on situer le facteur mythique des Chorfas saadiens, qui se sont posés comme « des Mahdis[11] mysticisants et comme Imams[12] héritiers du patrimoine Jazoulite »
(M. Kably).