La zaouïa comme institution fondamentale du pouvoir des Saadiens
La zaouïa est un corps spécifique qui résulte d'un long processus historique. Les prémisses d'un mouvement soufi apparaissent au XIe siècle, sous les Almoravides. L'aspect spirituel prime à l'origine, mais il n'empêche pas les soufis d'exercer leur influence sur toutes les composantes de la société. Les chefs religieux deviennent des arbitres des factions antagonistes dans les conflits inter-tribaux. La zaouïa, pour autant que les tribus la reconnaissent, sert de cour des nations tribales. Comme institution qui les dépasse, elle finit par incarner le fondement de l'autorité politique dans une société segmentée. Elle joue un rôle essentiel vers un nouvel équilibre. C'est cette interpénétration du religieux, de l'économique, du social, de l'éducatif et du politique qui est à l'origine des tensions avec les dynasties régnantes, inquiètes de voir le champ de leur autorité se réduire. Les Mérinides tentent d'enrayer ce mouvement mais, confrontés à des revers, ils le voient gagner du terrain. Les soufis réussissent à constituer des cadres autonomes dotés d'un vrai pouvoir. La zaouïa représente la principale institution du pouvoir saadien. C'est un moment fort de son histoire.
Le poids de la zaouïa jazoulite du Souss est déterminant. Mohamed Ben Mobarak[1], chef de la zaouïa d'Aqqa, et Baraka Ben Ali[2], chef de la zaouïa de Tidssi, deux des principaux dirigeants, jouent un rôle décisif dans l'investiture des Saadiens. Ils unissent leurs efforts pour concrétiser ce choix par une propagande relayée par leurs disciples dans tout le sud marocain et bien au-delà. Le rôle de la zaouïa ne se limite pas à la réussite politique des Saadiens, il s'exerce aussi dans le champ économique, l'un et l'autre étant liés. Au moment des famines et sécheresses, les disciples jazoulis s'activent dans les campagnes pour subvenir aux besoins des habitants démunis. Cela renforce l'aura des Saadiens dans leur lutte contre le makhzen établi à Fèz. Dès l'entrée des Saadiens à Marrakech, en 1524, Abdallah al-Gazouani, grand cheikh de la confrérie, devient le chef d'orchestre du mouvement de leur légitimation, soit en dirigeant les combats militaires contre les Wattassides, soit en organisant ses disciples pour surmonter les conséquences de la crise dans les campagnes. Par là même, il confère en retour aux marabouts jazoulis la légitimité historique tant cherchée depuis l'avènement de son fondateur, Mohamed al-Jazouli, qui avait lutté pendant deux décennies pour établir un modèle politique capable d'unifier les musulmans du Maghreb et combattre les chrétiens venus de la péninsule ibérique sur la base des taalim-s (« recommandations »
) et adkar-s (« principes moraux »
) inspirés de sa doctrine mystique. Ses principes étaient la quintessence du projet politique saadien, d'où l'importance de la religion dans l'institution de ce pouvoir.
Le makhzen, jusqu'alors sous forme embryonnaire, prend une nouvelle dimension. Sous Ahmed al-Mansour[3], il désigne « tout à la fois le fonctionnement et l'étiquette de la cour »
(M. N. Mouline), l'organisation et l'administration centralisée de l'Etat, ainsi qu'un mode de gouvernance. Le modèle « makhzenien saadien »
est conçu selon une hiérarchie déterminée, ou le sultan[4] se place comme un noyau qui centralise toutes les fonctions. L'organisation formelle du makhzen se présente sous une forme pyramidale : le vizir[5], les pachas[6], les caïds[7], et l'administration militaire. La bureaucratie est l'aspect dominant du système, mais son fondement vital reste l'armée, par ses diverses factions, ses multiples points d'appui et ses réserves tribales. Du point de vue symbolique, le sultan est le représentant suprême : toutes les fonctions sont concentrées entre ses mains, il est chargé de la sauvegarde des biens communs, il dispose du monopole de l'impôt et est à la tête des forces militaires. De sorte que le titre de vizir devient assez vite honorifique, il est décerné à des dignitaires de la cour et à des proches collaborateurs du sultan, parmi les plus fidèles. Le makhzen saadien, qui reprend les procédés des dynasties antérieures, tient sa puissance nouvelle d'une gestion des institutions inspirée des modèles ibérique et ottoman : l'autorité est plus centralisée, l'administration plus efficace. Il dépend surtout de l'appui des tribus et des contingents militaires étrangers. Certains parlent de « nouveau makhzen »
, de renouvellement des fonctions traditionnelles, d'« école politique saadienne »
qui joue sur les symboles et revendique des formes absolues, voire surnaturelles. Elle utilise également un autre dispositif, doté d'une grande efficacité, celui du titre de « Souverain Chérif »
(M. N. Mouline).