Le maraboutisme des Saadiens
Au cours de cette conquête, le Maghreb offre un terreau favorable à des vagues de piété mystique. Loin d'être inédit, ce phénomène s'observe fréquemment en période de crise, quelle que soit la société étudiée. Au Maroc, il prend la forme du soufisme que l'on peut voir comme la participation transcendantale de l'homme à la divinité, pourvu qu'il se conforme strictement aux préceptes sacrés et se consacre d'abord à la prière et à la méditation. Les fondateurs de zawiyas fondent leur influence sur leur valeur personnelle, sur leur charisme, sur leur « science »
, sur une autorité exercée sur des centaines de disciples. Ils s'inscrivent dans une société historiquement organisée en tribus, ou partagée en de multiples petites puissances à caractère « féodal »
, au milieu de populations marquées par le lien de solidarité religieuses. Ces acteurs sont souvent en conflit les uns contre les autres. La notion d'« Etat »
leur est inconnue. Cela ne les empêche pas de s'opposer aux contraintes fixées par les Etats chrétiens aux Mérinides puis aux Beni Wattas. Pour ce faire, les marabouts organisent des centres de résistance d'inspiration religieuse. Ces lieux deviennent, bientôt, des marchés et des centres de guerre défensive, le pouvoir central ne pouvant plus ni les dominer ni s'en approprier le dynamisme.
Parmi ces mouvements maraboutiques, l'un d'eux réussit à mobiliser le Sud Marocain contre les Portugais. Ce mouvement est conduit par les Saadiens[1], qui finissent par fonder une nouvelle dynastie. Certains auteurs prétendent que la solidarité du Souss, du Draa, et du Tafilalet, à la naissance de cette dynastie, dépend du « support ethnique des Arabes Maaqil[2] »
, d'un particularisme sudiste fondé sur l'énergie guerrière. Quant à la dimension religieuse, elle ne fait pas l'unanimité puisque trois des plus grands juristes du moment perdent la vie en refusant de se rallier aux Saadiens. Les chercheurs sont divisés quant au soutien accordé à cette famille par les marabouts : pour Al-Oufrani, contrairement à Jacques Berque, celui-ci est incontestable. Quoi qu'il en soit, leur contribution potentielle n'est pas seulement d'ordre politico-religieux. Ces marabouts jouent un rôle très important dans la vie économique à cette époque. Ils bénéficient eux-mêmes du développement : Ibn Askar, par exemple, disait qu'à Tamslouht, dans le Sud du Maroc, il avait vu les cultivateurs prélever une part -soit un cinquième, soit un dixième- sur les produits des labours effectués par chaque paire de bœufs, pour l'apporter ensuite à la zawiya du Cheikh. Telles étaient les ressources de ces confréries.
Que les Saadiens soient des chérifs, ou simplement originaires de la tribu des Banu Saad, n'est pas essentiel dans la mesure où, au moment de leur affirmation, ils sont reconnus comme « Chorfas »
par leurs partisans. Les famines de 1520-1522, suivies d'une terrible peste, qui est l'événement majeur de ce siècle, fragilisent nombre de leurs rivaux. Ils peuvent ainsi éliminer l'émir Hintati[3] qui tenait Marrakech en 1529 et se débarrasser de Yahya u Tâ'fuft[4], allié des Portugais dans la région de Doukkala. Appuyés sur un réel soutien populaire, les Saadiens renforcent leur puissance et, en moins d'un demi-siècle, ils parviennent à chasser les Portugais de la plupart de leurs positions au Maroc. Ils bénéficient de l'intérêt prioritaire accordé par Lisbonne aux richesses (or, produits exotiques) des Indes et de l'Amérique du Sud qui garantissent des approvisionnements plus conséquents que ceux de l'Afrique. Ils profitent également d'une alliance tactique avec les Anglais : ces derniers entendent briser le monopole unilatéralement imposé par les Portugais sur le commerce africain, ils vendent donc des armes aux Saadiens. Quant à Philippe II[5], roi d'Espagne, ses priorités sont clairement européennes. Subsiste une question : comment évaluer la part de l'action des marabouts dans la reconquête de la plupart des positions portugaises ?
Mohammed Cheikh dit al-Qaim[6] s'empare de Fès et y est définitivement proclamé sultan en 1554, après avoir éliminer le dernier souverain Wattaside. Cet événement marque l'expansion des Saadiens dans le centre du Maroc, mais très vite ils subissent une double menace qui rend leur pouvoir précaire. Le défi extérieur consiste à maintenir un équilibre difficile entre deux puissances voisines : les Ottomans à l'Est, les Espagnols et les Portugais au Nord. A l'intérieur, dès la fin du règne d'Ahmed Al-Mansûr[7] victorieux à la « Bataille des trois rois », et en dépit de ses conquêtes du Bilad es-Sudan, l'autorité saadienne apparaît de plus en plus faible et contestée : les impôts ne rentrent plus, les revenus du commerce extérieur -si importants- font défaut, les révoltes se multiplient dans toutes les régions et l'agitation traverse différents milieux sociaux. Les fils du Sultan eux-mêmes se rebellent contre leur père. Après la mort d'Ahmed Al-Mansûr, en 1603, trois prétendants se disputent le pouvoir, s'excluant militairement l'un l'autre de Fès ou de Marrakech, tandis qu'un quatrième agite quelque temps les tribus du Haut Atlas. Dans le même temps, le Cherif Abdallah ben Tahir[8] défie l'autorité saadienne, illustrant par là l'affirmation du prestige, de la fortune et de l'influence des Chorfas filaliens[9] installées dans la région trois siècles auparavant.