Regnum et sacerdotum : le roi contre l'Eglise
Canossa
Le conflit, latent depuis le milieu du XIe siècle, éclate en 1075 à propos de l'investiture des évêques allemands et italiens. Vassaux du roi et agents de l'Eglise, les évêques allemands sont sommés de manifester leur loyauté lorsque le conflit se fait pressant. Ecartelés entre leur fidélité à l'empereur et celle due au pape, les évêques désertent peu à peu le camp impérial, affaiblissant d'autant l'autorité des souverains germaniques. Le conflit est aussi l'occasion pour les Grands de s'imposer. En 1076, déliés par la Papauté de leur serment de fidélité envers un roi excommunié, les Grands choisissent de désavouer Henri IV[1] et, réunis à Forchheim le 15 mars, portent Rodolphe de Rheinfelden, duc de Souabe, à la tête du royaume. Le conflit plonge le royaume dans une anarchie politique où Henri IV, malgré sa soumission à Canossa[2], puis son fils Henri V ne parviennent jamais vraiment à imposer leur pouvoir. Le concordat de Worms, conclu en 1122 par des partis épuisés, vient apporter une suspension à ce long conflit. En distinguant l'investiture spirituelle, relevant du pouvoir pontifical, de l'investiture temporelle, relevant du souverain, le concordat pacifie provisoirement les relations entre le pape et l'empereur. Mais ce faisant, il détache un peu plus les évêques du pouvoir royal, et les rapproche paradoxalement du corps des princes laïcs du royaume. Les possessions des évêques sont assimilées aux autres principautés du royaume, que plus rien, aux yeux du souverain, ne distingue vraiment.
L'autonomie croissante des princes du royaume, laïques et ecclésiastiques, est, dans le même temps, renforcée par la conception universaliste du pouvoir impérial. Le titre d'empereur, en se surimposant à celui de roi, vient masquer la dimension royale du pouvoir. Occupés à affirmer leur dignité en Italie, les souverains désertent peu à peu le cadre royal, abandonnant l'exercice du pouvoir aux princes du royaume. Préoccupés par la justification et la définition du pouvoir impérial, les légistes impériaux ne s'attachent pas à spécifier la nature du pouvoir royal en Germanie. Le symbole de cette confusion est l'utilisation de la même couronne, celle de Charlemagne, reprise sans distinction tout au long des XIe, XIIe et XIIIe siècles pour les deux cérémonies, le sacre royal, à Aix, et l'onction impériale, à Rome. Cette ambivalence se retrouve dans les titulatures officielles : si les souverains n'hésitent guère à se qualifier de rex ou d'imperator, cumulant les couronnes d'Italie, de Bourgogne ou, à partir de Henri VI[3], de Sicile, aucun terme ne vient qualifier le royaume initial. Celui de regnum teutonicorum qui s'impose lentement à partir de la seconde moitié du XIe siècle est forgé par les légistes non germanophones, amputant de facto le royaume de ses marges slaves, italophones et francophones. Il n'est guère repris à l'intérieur du royaume, où s'impose la titulature de rex romanorum, roi des Romains, inaugurée par Henri II. Mais ce dernier titre résonne davantage comme la promesse et la revendication du titre impérial que comme un ancrage germanique. Le souverain est donc défini, dès son couronnement royal, comme le futur empereur, héritier du trône impérial, bien plus que comme roi de Germanie. Il y a confusion de fait entre regnum et imperium.
L'échec des prétentions impériales
Cette autonomisation croissante des évêques, inacceptable pour les tenants du parti impérial, est largement combattue par les Staufen, Frédéric Barberousse en tête. L'incident de la diète de Besançon ravive un conflit qui n'a jamais vraiment cessé, avec comme point central la question de la primauté[5] du pape sur l'empereur. L'accession au trône sicilien des Staufen à partir de 1189 accentue les craintes pontificales d'un encerclement par les souverains germaniques et relance une lutte rendue inégale par le poids et l'influence acquis par la Papauté au cours du XIIe siècle. Les combats entre Henri VI puis surtout Frédéric II[6] et la Papauté ne cessent guère tout au long du règne du souverain ; la mort de l'empereur en 1250 sonne la fin des prétentions impériales.
Cette autonomie des Grands, en germe dans le concordat de Worms, est largement entérinée par le pouvoir souverain dans les années 1220-1230. Par la bulle d'Or d'Eger (1213), l'empereur renonce au droit d'assister aux élections épiscopales et de trancher en cas de contestation, et abandonne son droit de dépouille et de régale. Par le privilège en faveur des princes ecclésiastiques (Confederatio cum principibus ecclesiasticis) de 1220, le roi s'interdit d'intervenir dans les territoires ecclésiastiques, les laissant maître en matière de douane, de monnaie, ou de fortification, leur concédant une souveraineté de fait. Ces privilèges sont étendus en 1231 aux princes laïques (statutum in favorem principum), faisant ainsi de l'Empire une sorte de fédération de principautés, où l'échelon royal ne joue plus aucun rôle. Cet effacement du pouvoir central est consacré, à la mort de Frédéric II, par une vacance réelle : l'absence de souverain effectif entre 1250 et 1273 (le Grand Interrègne), administre la preuve qu'un pouvoir royal n'est pas indispensable au royaume pour exister. La restauration de l'Empire, en 1273, se fait sur des nouvelles bases, respectant l'indépendance quasi absolue des principautés.
Ce recul du pouvoir royal, soldé par Frédéric II, contraste fortement avec le projet du souverain d'établir en Sicile système idéal de gouvernement royal, qui puise à la tradition du princeps augustéen et s'inspire de la vision augustinienne du pouvoir politique de la « Cité de Dieu »
. La reprise en main du royaume de Sicile s'accompagne d'une œuvre législatrice remarquable, dont témoignent les Constitutions de Melfi, promulguées en 1231, qui organisent la centralisation du pouvoir royal. Dans sa lutte contre la Papauté, Frédéric II ne se rend qu'à trois reprises au nord des Alpes au cours de son règne (1212-1220, 1235-1236 et 1237). Il se fait cependant représenter par son fils, Henri, qu'il fait élire à la royauté dès 1220. La défaite finale des Staufen, davantage encore que la victoire de la Papauté, sonne en Germanie comme l'effacement du pouvoir royal : plus que l'Église, ce sont les princes, laïcs et ecclésiastiques uniformément, qui ressortent vainqueur de l'affrontement. Ce n'est plus le roi mais les Grands, qui collectivement incarnent le royaume et sa continuité. L'épisode consacre la victoire du principe électif ; malgré quelques tentatives ultérieures, la royauté allemande sera élective, et le pouvoir du roi limité par celui des Grands.