L'Empire et l'Eglise
Des intérêts convergents
Pour faire face au pouvoir des Grands, toujours prompts à contester la tutelle royale, les souverains germaniques cherchent, dès l'origine, à se concilier le soutien de l'Église romaine. Cette alliance est aux fondements même de la monarchie, et résulte à la fois d'un engagement de l'Église et d'un choix politique des souverains. Pour contrer la puissance des princes et affermir un pouvoir royal chancelant, mais garant de la protection accordée aux clercs et à l'Église, les clercs, évêques en tête, font le choix, lors du concile d'Hohenaltheim[1] (916), de soutenir massivement le souverain consacré. L'Église forge ici un argumentaire puissant aux conséquences durables, assimilant les révoltes contre le roi à des révoltes « contre la patrie et contre la foi »
. De leur côté, devant la faiblesse des institutions étatiques et l'absence d'administration royale, les souverains s'appuient sur cette Eglise et ses cadres, s'inscrivant là encore dans une tradition carolingienne.
Ce choix de faire de l'Église un pilier du pouvoir royal est renforcé par Otton Ier et ses successeurs, en un système informel mais efficace[2]. Elle fait des évêques, enrôlés dans l'administration et le gouvernement de l'Empire, le rouage essentiel. Par de très larges concessions de biens, droits, charges et responsabilités qui viennent s'ajouter aux biens et ressources propres du diocèse, les évêques se trouvent progressivement placés à la tête d'ensembles considérables. Ces attributions peuvent aller jusqu'à la concession de comtés entiers, voire, à partir des Staufen[3], de duchés : en 1180, l'archevêque de Cologne reçoit la Westphalie avec le titre ducal, que l'évêque de Wurtzbourg avait déjà reçu en 1168. Les prélats sont ainsi progressivement placés à la tête de vastes ensembles qu'ils administrent au nom du roi, par délégation de l'autorité royale. Ils forment la majeure partie des princes : au tournant du XIIIe siècle, on compte à la diète royal une quinzaine de vassaux royaux laïcs, contre quelques 80 princes ecclésiastiques, représentant la plus grande part du royaume.
La contrepartie de cette politique libérale envers les évêques est l'intervention systématique du souverain dans les élections épiscopales. Avec les Ottoniens, on assiste progressivement à une mainmise de fait du pouvoir royal sur les nominations. Celle-ci est reconnue par la Papauté, incapable de contrer un mouvement qui rencontre l'adhésion des prélats du royaume. Au centre de ce réseau, la chapelle royale (Hofkapelle) forme un véritable vivier de recrutement d'évêques, tous formés à la cour et associés à l'entourage royal.
La dimension impériale du pouvoir royal
Ce rapprochement avec l'Église est facilité par la nature du pouvoir royal, gouvernement temporel sanctifié par les cérémonies du sacre, et par la double dimension du pouvoir souverain, à la fois roi et empereur. Cette dimension impériale justifie les prétentions du pouvoir royal à diriger l'Église, à commencer par les éléments qui se trouvent dans son royaume, et à disposer des évêques comme d'auxiliaires d'un pouvoir qui se conçoit dans les deux dimensions, spirituelle et temporelle.
Le couronnement impérial de 962, à Rome, est à la fois un achèvement, la reconnaissance de la puissance de la dynastie saxonne, à la tête du royaume germanique depuis 919, et un programme politique, celui d'une restauratio romani imperii, renaissance de la Chrétienté latine en tant que puissance politique souveraine envisagée à la fois dans les milieux pontificaux et dans l'entourage du souverain. Cette réflexion autour de la dimension impériale du pouvoir fait référence à l'universalité et à la grandeur des empereurs romains chrétiens du Bas Empire, dont Constantin[4] constitue le modèle achevé. Le couronnement impérial de 962 représente aussi et surtout une restauration de l'Empire des Francs de Charlemagne. Cette référence carolingienne est constante dans la royauté germanique ; sacré et couronné à Aix-la-Chapelle, le roi reçoit la couronne dite de Charlemagne, qui sert aussi pour le couronnement impérial. L'élévation des reliques de Charlemagne, solennellement canonisé sous Frédéric Ier[5] en 1165, s'inscrit pleinement dans cette filiation, qui vise à exalter la royauté et renforcer le caractère sacré du roi couronné.
Si les souverains germaniques ont, comme les autres souverains de leur temps, vocation à assurer la direction de l'Église du royaume, la dimension impériale de leur pouvoir à partir de 962 leur confère de bien plus vastes responsabilités. A la fois roi et prêtre, rex et sacerdos, l'empereur a vocation à défendre la Chrétienté, tout en exerçant un droit de regard sur sa direction. Cette conception occidentale du pouvoir de l'empereur résulte de l'interprétation faite par le pape Gélase Ier (492-496). Contre la volonté des empereurs byzantins à gouverner l'Église en raison de la double nature de leur pouvoir, à la fois temporel et divin, il a fondé dans une lettre célèbre adressée au basileus Anastase[6] la « théorie des deux glaives »
, qui définit les rôles respectifs du pape et de l'empereur. Le pouvoir du prince n'est cependant pas uniquement temporel : par les moyens du pouvoir temporel (le « glaive »
), il se doit de protéger, défendre et diriger le « peuple chrétien »
. Traduction terrestre de la monarchie divine, la dignité impériale revêt donc une dimension universelle, elle fait du prince un personnage sacré, différent des simples laïcs, dont rend compte la cérémonie dite du « sacre »
. En vertu de cette charge, les souverains germaniques ne se privent guère d'intervenir dans les affaires internes de l'Église. L'apogée de ce système est atteint autour de l'An mil, lorsque Otton III[7] vient s'établir à Rome avec son ami et collaborateur Gerbert d'Aurillac, dont il fait le pape Sylvestre II[8], étendant à l'échelle de la Chrétienté les pratiques de l'Église impériale.
Cette conception impériale du pouvoir, renforcée par les pratiques du pouvoir royal en Germanie, entraîne des tensions avec la Papauté. Le conflit est ouvert lorsque, au XIe siècle, le puissant mouvement de rénovation intérieure qui agite l'Église depuis le Xe siècle, parti des monastères, atteint la Papauté. Celle-ci ambitionne d'affranchir l'Église des tutelles temporelles pour affirmer la dimension universaliste de son autorité, au-delà et au-dessus de celle des rois. La situation est aggravée par la situation des États de l'Église, à la fois dans et hors de l'Empire, à l'image de Rome, capitale de la Chrétienté tout autant que celle des Empereurs, qui ne cessent de s'affirmer comme « rois des Romains »
. Pour la Papauté, la lutte contre le pouvoir impérial devient alors une question vitale pour son indépendance et la suprématie qu'elle entend affirmer sur les royaumes de la Chrétienté latine. Le conflit a aussi des répercussions très directes sur l'organisation et la nature du pouvoir royal. A l'échelle du diocèse, cette indistinction de la nature du pouvoir royal et celle du pouvoir impérial aboutit à une confusion entre la mission religieuse et la mission politique de l'évêque, à la fois agent du pouvoir royal (regnum) et de l'Église universelle (sacerdotum). Avec l'affermissement de l'Église et le développement du puissant mouvement de réforme et d'aspiration à se dégager des contraintes politiques, les évêques se retrouvent écartelés entre leur allégeance au roi et celle due à la Papauté.