Le mouvement saadien : de la bay'a traditionnelle à la bay'a jihâdiste
L'historiographie saadienne se concentre sur les conditions de l'avènement du mouvement saadien. C'est le cas du commentateur Abderrahman al-Fassi dans son œuvre Zahret Echemarikh. A la charnière des XVIIIe–XIXe siècles, l'historien Abou al-Kacim al-Zaini, dans Atturjumana al-Kubra, indique que les tribus du Souss ont choisi de consulter puis de soutenir al-Qaim[1] en raison de son savoir, de sa piété et de son zèle pour le jihâd, mais aussi parce qu'il a le titre de chérif et qu'il est membre de la confrérie jazoulite. Les différentes informations réunies permettent de résumer les motifs expliquant l'avènement du mouvement saadien : la faiblesse du makhzen ; les conflits inter-tribaux ; les implantations portugaises sur les côtes sud et la perte du monopole du commerce transsaharien ; le dynamisme des marabouts jazoulis à un moment où les structures tribales sont secouées ; l'attente du Mahdi, fortement ressentie dans le Souss autonome par rapport à la dynastie. A ces données générales s'ajoute la recommandation faite par le chef de la zaouïa d'Aqqa de reconnaître al-Qaim comme responsable du jihâd.
La propagande effectuée par al-Qaim, avant d'être désigné par le chef de la zaouïa d'Aqqa, sert de plateforme ultérieure à sa campagne politique. Il désigne alors ses deux fils comme chefs militaires des opérations contre les forts portugais. Il oblige les chefs des tribus à déclarer son fils Ahmed al-Araj[2], comme émir[3] et chef des contingents militaires. Et pour donner à son acte une légitimité politique et à son mouvement élan et durabilité, il formule un programme politique, déclarant que la raison de son projet est d'unifier les tribus du Souss sous l'égide d'un chef clairvoyant, défenseur de leurs intérêts contre les Portugais et leurs collaborateurs parmi les tribus de Oulad Jara[4]. Il insiste, en outre, sur les malheurs des musulmans en expliquant qu'ils sont la conséquence directe de la faiblesse du pouvoir central et de son incapacité à mener le jihâd contre les « infidèles »
. En d'autres termes, il transforme la nature temporaire de sa désignation comme « chef du jihâd »
en investiture durable, en dépit du fait que les Banu Wattas continuent à représenter les souverains légitimes, selon la formule légale de la bay'a[5] coranique exprimée par le serment juridique. C'est l'acte fondateur du mouvement saadien.
Les actes ultérieurs confirment le projet politique d'al-Qaim, dont le but ne se limite pas à conduire le jihâd dans la région du Souss, mais à mener des combats dans les zones sous contrôle wattasside puis des combats contre les Wattassides eux-mêmes. Al-Qaim détourne la bay'a temporaire de son principe initial en poussant ses deux fils à quitter le Souss pour s'installer dans les zones sous contrôle du makhzen. En 1524, Marrakech, la deuxième capitale des Wattassides, devient saadienne grâce à l'appui du chef de la confrérie jazoulite, Abdallah Al-Gazouani[6], qui cesse de défendre les Wattassides pour rallier les nouveaux maîtres du jihâd. Dès 1525, le mouvement des Saadiens prend la forme d'un « Emirat des musulmans »
. Cet acte d'installation à Marrakech prouve la détermination des Saadiens à dépasser leur investiture comme chefs du jihâd et à se présenter comme les nouveaux prétendants au pouvoir politique. Ils sont cependant confrontés au fait que la légitimité des Wattassides a longtemps fait l'unanimité parmi les ulémas. La polémique éclate parmi les juristes de la cour, pour savoir s'il est possible de faire appel au nouvel homme fort du moment, proclamé « Imâm »
, et à ses partisans. Traditionnellement, le mubayi[8] doit respecter les clauses du serment coranique : défendre la foi musulmane, et la « terre de l'Islam »
, conduire les combats contre les « infidèles »
, instaurer la « justice divine »
. A l'exception de quelques-uns, les oulémas de la capitale des Banu Wattas refusent donc de suivre les tribus du sud marocain qui ont prêté serment aux Saadiens. Selon leur jugement, Mohamed Al Bourtougali, le sultan wattasside, reste légitime tant qu'il entretient le jihâd conte les Portugais et maintient la foi ; il a d'ailleurs aidé les princes saadiens dans leurs premiers combats contre les Portugais. Cette polémique doit être interprétée dans un cadre plus large, en tenant compte de la place éminente des oulémas de Fès dans la vie intellectuelle marocaine. Du fait de l'importance culturelle et historique de cette cité, ils sont considérés comme les référents de la vie religieuse et les gardiens de la foi musulmane. Les conséquences sont sans appel : entre 1549 et 1554, Mohamed Acheikh[7] fait exécuter tous les oulémas fassis qui ont refusé de prononcer la légitimité du pouvoir saadien.
Pour mieux saisir la réussite des Saadiens, il faut donc insister sur la nature du choix d'al-Qaim comme chef du jihâd et des forces politiques et sociales qui ont participé à son investiture. Les marabouts sont les meneurs du jeu, ils conduisent les éléments armés pour le jihâd, ils assurent la propagande qui autorise les changements politiques. Les zaouïas, sur lesquelles ils s'adossent, ne sont pas seulement des lieux de culte, mais aussi des foyers destinés à former des disciples capables, en temps de crise, de devenir des agents politiques. Si la bay'a traditionnelle est essentiellement un procédé de légitimation qui tire son influence et sa valeur de l'unanimité des institutions représentatives, la bay'a jihâdiste des Saadiens tire son influence et sa légitimité de l'appui offert par les marabouts, qui ont pu introduire un nouveau modèle de gouvernement basé sur des principes religieux. Pour de nombreux historiens, l'avènement du mouvement saadien n'est que la consécration politique du programme des marabouts, d'où la nature ambiguë de leur pouvoir.