Les institutions politiques et religieuses sous les Saadiens

Un contexte de crise propice au mahdisme

L'espace qui correspond au Maroc contemporain a été, pendant des siècles, un point focal dans le conflit opposant les chrétiens ibériques et les musulmans andalous. Il a fourni, depuis le Xe siècle, une grande partie des effectifs armés lorsque les musulmans sont passés à l'offensive contre les chrétiens et il a ensuite porté le poids du retrait quand la balance s'est renversée en faveur des chrétiens et quand les musulmans ont été contraints de se défendre face à la Reconquista[1]. A partir de 1415, en effet, les Portugais réussissent à s'emparer du port stratégique de Ceuta ; cet événement marque le revers de la suprématie musulmane en Andalousie et le début de l'expansion européenne moderne. La prise de Ceuta est un fait qui laisse une forte empreinte dans les mémoires, il provoque une réaction massive parmi les musulmans et favorise l'entrée en fonction d'une nouvelle dynastie : les Banu Wattas[2]. Ces derniers lancent un appel au jihâd, avec pour objectif de stopper les invasions ibériques et de reconquérir les positions perdues. Ils se présentent comme des cavaliers réformateurs, consolidant l'unité intérieure de la « nation marocaine »[3]. Ils tentent de développer un nouveau modèle de pouvoir qui relaie celui qui est issu de la crise du régime politique des Mérinides, en déclin depuis la mort d'Abou Inan[4], considéré par beaucoup d'historiens comme le dernier défenseur de la « terre des musulmans » contre les chrétiens.

En dépit de l'élan donné par le jihâd, les Banu Wattas sont incapables de reconquérir l'ensemble des territoires perdus, ni même de coordonner des campagnes militaires structurées contre les chrétiens. Les Portugais réussissent à s'établir sur de nombreux points côtiers, qui servent de postes d'approvisionnement de leurs navires et de forteresses pour les raids menés à l'intérieur du pays. L'autorité politico-religieuse de la dynastie s'affaiblit, alors que de petites entités indépendantes émergent, organisées par des chefs tribaux, des maîtres soufis et des dirigeants de ville. Les Wattassides ne parviennent réellement à contrôler que la capitale mérinide, Fès, et ses environs immédiats. Leur autorité sur les régions lointaines, comme la région du Souss, reste théorique et même symbolique. Le déclin de leur force pousse différents chefs régionaux à rejeter leur allégeance au makhzen, et à établir leur autonomie à travers des raids contre leurs voisins ou contre les forts portugais. La tendance générale consiste à mener ces batailles sans l'appui du pouvoir : les récits de l'époque montrent que la plupart des mujahidin s'appuient davantage sur leur foi que sur une stratégie et une organisation militaires. Ils sont notamment conduits par les disciples de la grande confrérie des Jazoulis.

L'économie subit un bouleversement majeur : la perte du contrôle du commerce saharien qui faisait de cette région un lieu intermédiaire entre l'Afrique noire et le nord de la Méditerranée. L'une des conséquences sociales est un déséquilibre entre les tribus nomades, qui contrôlaient jusqu'alors les circuits commerciaux sahariens, et les tribus sédentaires. Dans ce contexte de crise globale, l'influence des chefs religieux s'affirme. Le discours dominant, après la prise de Ceuta, reste focalisé sur la nécessité de consolider la foi en luttant contre «  l'ennemi chrétien ». Les auteurs qui rendent compte de cette situation observent que, pour nombre de leurs contemporains, la crise survenue n'est que le résultat de la faiblesse de leurs gouvernants à défendre la « terre de l'Islam », soit au Maghreb soit en Andalousie. Dans certains récits hagiographiques même, cette crise est présentée comme une « punition divine » due aux actes mauvais des musulmans après leurs défaites successives contre les chrétiens. Un tel climat favorise le Mahdisme, la croyance en la venue imminente du messie islamique, appelé le «  Mahdi al-Muntadhar », à la fois libérateur et réformateur. Cette croyance trouve son expression dans les écrits de nombreux soufis. Le plus célèbre parmi eux est, au XVe siècle, Mohammed Al-Jazouli[5], qui formule un programme éducatif, religieux et politique en se déclarant le « mahdi réformateur », et en combattant les chrétiens et leurs collaborateurs musulmans.

  1. Reconquista

    La Reconquista, terme espagnol qui désigne l'ensemble des guerres effectuées par les monarques chrétiens pour reconquérir l'Andalousie, c'est-à-dire la partie de la péninsule ibérique sous autorité musulmane.

  2. Banu Wattas (1471-1554)

    Dynastie marocaine liée à celle des Mérinides ayant régné du milieu du XVe siècle au milieu du XVIe siècle. Elle est connue pour avoir défendu ses terres contre les agressions ibériques (portugaises ou espagnoles).

  3. Nation marocaine

    Dès cette époque, les Marocains ont conscience de constituer une identité sociale et géographique spécifique au sein de l'Umma islamique. Dans les sources en langue arabe, le territoire est désigné sous le nom Al-Maghreb Al-Aqsa (« l'Extrême-Occident » ou le « Couchant lointain »). Cette conscience et ce sentiment ont été illustrés par la bataille Ouad Al-Makhazen, où s'est manifestée une union pour défendre une même terre. La résistance à la conquête ottomane est un motif de fierté dans la mémoire marocaine qui fait remonter cette distinction au VIIIe siècle et à la fondation du royaume idrisside indépendant du califat abbasside. Cette particularité est perçue à l'extérieur : en janvier 1443, l'accord conclu entre le Portugal et la Castille à Tordesillas, porte la mention du Maroc, comme territoire indépendant dans l'Afrique du Nord.

  4. Abou Inan

    Abou Inan Faris, souverain marocain régnant entre 1348 et 1358, connu pour ses projets culturels et sa politique extérieure avec la Chrétienté. Son règne est marqué par une stabilité politique et sociale.

  5. Mohammed Al-Jazouli

    Mohamed Ibn Sulayman Al-Jazouli (vers 1380-1465). Sa doctrine est basée sur des principes soufis inspirés de nombreuses écoles. Il est connu pour son dévouement au jihâd et son engagement politique pendant la crise marocaine du milieu du XVe siècle

PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Mohamed El Mazouni, professeur à l'Université d'Agadir (Maroc). Réalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)