Les Zawiyas comme force politique centrifuge au Maroc

Zawiyas de Dila et Semlali : tendances autonomistes au Tafilalt

Les enjeux économiques sont tout aussi déterminants dans cette lutte pour le pouvoir, en l'absence de pouvoir central dans la mesure où le souverain limite son autorité autour de Marrakech. La Zawiya de Dila, en dominant tout le Moyen Atlas et la ville de Fès, cherche à dominer cette région comme une base saharienne, afin d'en utiliser les revenus pour conquérir le reste du Maroc et contrôler ainsi les côtes permettant d'entre en contact avec les nations européennes. Ils exercent une influence sur les Berbères du grand Atlas oriental. Or, les Dilaites ne sont pas les seuls à vouloir monopoliser le commerce de cette région. La Zawiya d'Illigh ou de Tazrwalt, basée dans le Souss et pratiquant le commerce avec les Européens (principalement les Hollandais et les Anglais), veut également s'emparer de l'axe reliant le Touat, prospère, au Tafilalet, alors que la région du Draa est peu à peu délaissée. Les chefs religieux locaux y exercent une influence bénéfique sur le plan commercial, et le renouveau de cet axe apparaît à l'origine du dynamisme relatif sur le versant sud de l'Atlas. C'est cette prospérité qui incite Abou Hassoun[1], de la Zawiya concurrente Semlali, à se tourner vers l'Est et à s'ingérer dans les affaires du Tafilalet où deux groupes s'affrontent.

zawyas

Les Chorfas alaouites de l'Oued Ifli sont bien implantés dans le Tafilalet, ils contrôlent le commerce caravanier de l'axe Touat-Tafilalet. Mais ils ne peuvent entretenir directement des relations suivies avec le Nord de l'Atlas et la ville de Fès, tenus par la Zawiya de Dila, et ils sont en situation de rivalité avec le ksar de Tabouasamt, autrefois une halte importante des caravanes du Draa vers le Bilad es-Sudan. La proclamation de Moulay Ali Cherif[2] comme émir est à l'origine de guerres entre les ksours du Tafilalet : Tabouasamt fait appel aux Dilaites et, en réaction, les Chorfas alaouites s'allient à Abou Hassoun Semlali. Cependant, une fois arrivé au Tafilalet pour secourir ses alliés, Abou Hassoun s'installe dans l'oasis et refuse de la quitter en laissant sur place son représentant qui y construit une kasbah[3] pour consolider son pouvoir dans la région. Abou Hassoun décide de négocier avec Tabouasamt où réside une forte communauté juive commerçante, ce qui bénéficie également à son allié Moulay Ali Cherif. Les Dilaites, voyant leurs intérêts en danger dans la région décident alors de passer à l'offensive. En 1634 (1044 H.), profitant de l'absence d'Abû Hassun, Mohammed Lhaj Ad-Dilai s'impose militairement contre le ksar As-Souk. Au moyen d'un pacte, il oblige Moulay Ali Cherif à lui céder ce point de contrôle du passage vers l'Atlas, tout comme les centres de Tabouasamt et d'Igoulmimn, en échange d'un retrait des forces armées dans le Moyen Atlas. Selon les travaux de Larbi Mezzine, seul l'intérêt de tirer parti d'un commerce florissant anime les entreprises de Mohammed Lhaj et non l'ambition d'une domination militaire, contrairement aux projets des Semlalites.

Abou Hassoun, en effet, réagit contre sa mise à l'écart. Il part à nouveau du Souss avec ses troupes. En 1638, il vainc Moulay Ali Cherif, qu'il met en prison et permet aux habitants de Tabouasamt de se réinstaller dans leur ksar d'où ils avaient été chassés par Moulay M'hammed, autre membre de la Chorfa alaouite. Ce dernier se réfugie au Sahara mais, deux ans plus tard, soutenu par des tribus arabes nomades, il revient affronter Abou Hassoun. Moulay M'hammed consolide également son pouvoir au Touat, où ses caïds[4] perçoivent les impôts et il défie Mohammed Lhaj Ad-Dila: . Son projet consiste à contrôler l'ensemble du trafic commercial et, pour ce faire, il doit s'imposer non seulement dans le Tafilalet mais aussi dans le Nord du Maroc dominé par les Dilaites qui poursuivent exactement les mêmes ambitions. L'affrontement majeur a lieu lors de la « bataille de Lgara », en 1646 (1056 H). La victoire revient aux Dilaites qui établissent un nouveau pacte avec les Chorfas, délimitant les zones d'influence respectives. Le Djebel Ayyachi est désormais la ligne qui les sépare. Néanmoins, Mohammed Lhaj se réserve le droit de contrôler cinq places fortes ainsi que les Cheikhs qui sont à leur tête : As-Souk, Aït Athman, Igoulmim, Asrir et Oulad Aissa. Cependant, le pacte est rompu par les Alaouites dès que les troupes des Dilaites quittent la région : Oulad Aissa est attaqué et d'autres conditions sont violées par Moulay M'hammed.

mausolée

Si le prestige religieux de leur ascendance chérifienne, capable à tout le moins d'égaler la baraka[5] de leurs cousins Saadiens, assure aux Alaouites une chance non négligeable de s'imposer, c'est moins en tant que marabouts qu'ils ont agit qu'en tant que chefs d'armées. Leurs premières tentatives sont modestes, ils échouent sur le plan tactique et militaire face aux troupes de Dila. Au milieu des années 1660, Moulay Rachid[6], frère de Moulay M'hammed, met fin au pouvoir de ce dernier et devient le véritable fondateur de la dynastie alaouite en parvenant à franchir la barrière de l'Atlas et à s'emparer de Fès puis du Nord du Maroc en 1666. La Zawiya de Dila succombe sous ses coups à la fin du XVIIe siècle, puis vient le tour de la Zawiya de Tazarwalt. Ces succès, selon Laroui, résultent surtout de l'effondrement interne des adversaires. La consolidation du pouvoir des Alaouites traduit une tendance hégémonique du Sud, assurant à ses habitants périphériques la conquête du Maroc et son organisation. C'est alors que peut se déployer le chérifisme, distinct du mysticisme des zawiyas. Désormais, face aux puissances étrangères, surtout chrétiennes puisque l'Empire ottoman n'a plus les moyens de relancer ses conquêtes dans la région, le chérifisme et la volonté d'indépendance sont intimement liés dans l'esprit des Marocains.

  1. Abou Hassoun

    Chef religieux de la Zaouïa d'Illigh dans la région du Souss où il joue un rôle très important.

  2. Moulay Ali Chérif (1589-1659)

    Ancêtre des Alaouites, la dynastie actuellement régnante au Maroc. Son pouvoir est d'abord établi dans la ville de Tafilalet, en 1631. Après sa défaite face à Abou Hassoun, il décide d'abdiquer en faveur de son fils.

  3. Kasbah

    Dans les pays d'Afrique du Nord, une casbah - ou kasbah - désigne une citadelle ou le palais d'un chef, par exemple : la kasbah des Oudaïa, à Rabat (Maroc). Par extension, le mot désigne également le cœur historique, fortifié ou non, d'une ville. Dans cette seconde acception, le mot est plus ou moins synonyme de medina.

  4. Caïd

    Titre désignant le représentant du pouvoir central dans la campagne, son rôle est de sauvegarder l'autorité et la sécurité. Dans la société marocaine, cet agent est un élément permanent.

  5. Baraka

    Bénédiction.

  6. Moulay Rachid ou My Rachid

    Sultan alaouite et frère de Moulay M'hammed. Il met fin au pouvoir de ce dernier et devient le véritable fondateur de la dynastie des Alaouites en parvenant à franchir l'Atlas. Il réussit a unifier le Maroc de nouveau en 1666.

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AccueilAccueilImprimerImprimer M'Hamed Ahda, professeur à l'Université d'Agadir (Maroc). Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de ModificationRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)