Les révoltes irlandaises (1594-1649)
Une bonne partie de l'aristocratie d'origine irlandaise est, très tôt, hostile aux Plantations, non seulement pour des raisons culturelles et religieuses, mais aussi politiques : le développement de l'administration anglaise menace en effet sa propre autorité sur les populations gaéliques. Hugh O'Neill[1], comte de Tyrone et chef d'une puissante famille de l'Ulster, prend la tête d'une insurrection dès 1594. Confronté à l'expansion écossaise et anglaise dans sa province où il tient à jouer un rôle de premier plan, il se place à la tête d'une confédération des chefs de l'Ulster qui ont entrepris une campagne contre les garnisons et les représentants de l'autorité anglaise qu'incarnait Henry Bagenal[2]. Ceux que les sujets d'Elisabeth considèrent comme des « rebelles », écrivent à Philippe II[3] d'Espagne pour lui demander de l'aide. Ils se présentent à lui comme des champions de l'Église catholique qui se battent pour obtenir la liberté religieuse et la liberté politique des Irlandais. Dans leur esprit, revendications politiques et religieuses sont donc inextricablement mêlées. Cet aspect de ce qui allait devenir « la question irlandaise » est fondamental pour la compréhension du conflit.
La révolte contre la progression de la colonisation anglaise dure neuf ans. O'Neill remporte des victoires jusqu'en 1599, notamment à Yellow Ford en 1598, au sud-ouest du Lough Neagh. A partir de 1600, le gouverneur anglais Charles Blount[4], baron de Mountjoy, reçoit des moyens considérables pour écraser la rébellion. Le 3 janvier 1602, il peut ainsi vaincre les Irlandais près de Kinsale (sur la côte sud de l'Irlande dans le Cork) où les Espagnols ont pourtant fait débarquer 3 500 soldats en 1601. O'Neill finit par négocier avec les Anglais et signer avec eux le traité de Mellifont en 1603 qui n'apparaît pas trop défavorable aux Irlandais : les rebelles conservent la plupart de leurs terres à condition de se soumettre à la loi anglaise et O'Neill lui-même garde son titre et ses domaines, mais il doit renoncer à sa suzeraineté sur les vassaux de son clan. Cette guerre de Neuf Ans a montré la détermination et les divisions des Irlandais et donné aux Anglais l'occasion de poursuivre leur contrôle de l'île. Elle ne met pas fin à la colonisation en dépit des troubles qui frappent la Grande Bretagne.
La période qui voit l'abolition du Thorough System (1640-1641), la guerre civile (1642-1649), le Commonwealth[5] (1649-1653) et le Protectorat cromwellien (1653-1659), est de nature révolutionnaire, elle relance le mouvement de contestation irlandais. En 1640, les députés puritains et presbytériens du Parlement de Londres entrent en conflit avec Charles Ier[6]. Soucieux de purifier l'Église anglicane, qu'ils jugent corrompue, et d'affirmer les droits du Parlement face à la couronne, ils réduisent les pouvoirs du roi : ils ordonnent l'arrestation de l'archevêque de Cantorbéry, William Laud[7], et font exécuter, le 12 mai 1641, Thomas Wentworth[8], un ancien conseiller très écouté de Charles Ier. Dans cette conjoncture politique, les catholiques irlandais prennent l'initiative pour deux raisons : ils veulent récupérer les propriétés que leur avaient prises des protestants ; ils craignent que l'hostilité croissante des parlementaires puritains anglais contre les catholiques ne remette en question la tolérance de facto dont ils jouissent depuis quelques années. C'est la raison pour laquelle ils soutiennent Charles Ier, un souverain qui avait pourtant provoqué la colère des Old English catholiques irlandais en poursuivant, au début de son règne, les Plantations et en chargeant, en 1632, Thomas Wentworth de briser toute opposition à l'autorité de la Couronne en Irlande. Mais le roi s'était également aliéné les presbytériens anglais, car Wentworth appliquait aussi la politique anti-puritaine de William Laud.
Les Irlandais espèrent donc qu'en soutenant Charles Ier face à ses ennemis, ils en obtiendront en récompense des satisfactions économiques, religieuses et politiques. Le 22 octobre 1641, des habitants d'Ulster dirigés par Phelim O'Neill[9] se soulèvent pour renverser le gouvernement anglais d'Irlande. Dès le lendemain, un vent de révolte balaie la province. Des insurgés qui prétendent agir au nom du roi, alors qu'aucun lien n'a été établi, et défendre la Couronne contre les prétentions de la « faction puritaine » commencent à massacrer des protestants et à piller leurs maisons. A la fin de l'année 1641, les Old English se joignent aux rebelles, espérant ainsi conserver leurs propriétés et leur influence socio-politique. En février 1642, les rebelles tiennent presque toute l'île. Seuls leur échappent Dublin et ses environs, Londonderry, Cork, Belfast et Carrickfergus qui sont autant de ports où les Anglais peuvent débarquer des hommes et du matériel. Il est difficile d'évaluer l'ampleur des massacres, car la mémoire des violences commises au XVIIe siècle a longtemps empêché toute étude sérieuse du sujet. Aujourd'hui, des historiens anglais et irlandais avancent le chiffre de 4 000 victimes protestantes, mais les pertes se sont peut-être élevées à 12 000 si l'on ajoute les colons morts de faim ou de privations endurées après leur expulsion. Ce n'était pas la première fois que les Irlandais s'en prenaient violemment à des colons, anglicans et presbytériens, originaires de Grande-Bretagne, mais jamais les violences n'avaient atteint une telle ampleur.
Le 8 novembre 1641, à l'annonce des événements, le Parlement anglais vote les crédits nécessaires à la répression. Beaucoup d'Anglais sont alors convaincus que le protestantisme est menacé en Grande-Bretagne par le papisme[10]. Des émeutes anti-catholiques ont lieu à Londres le 29 novembre, les 11, 27, 28, 29 et 30 décembre 1641. Les Anglais n'interviennent cependant pas immédiatement en Irlande, car la guerre civile opposant royalistes et partisans du Parlement les retiennent en Grande-Bretagne à partir de l'été 1642. Cette guerre donne aux insurgés irlandais un répit de sept ans dont ils profitent pour se doter d'institutions dès 1642. Ils installent à Kilkenny un parlement dont les députés sont élus par les grands propriétaires fonciers et le clergé catholiques. Cette assemblée désigne le gouvernement, appelé Supreme Council, qui est dominé par des Old English.
Les nouveaux dirigeants, qui prennent le nom de Confederate Catholics of Ireland, entendent restaurer les droits de l'Église catholique et défendre les libertés des Irlandais en même temps que les prérogatives de la Couronne. Conscients que Charles Ier peut avoir besoin d'eux dans le conflit qui l'oppose au Parlement anglais, ils sont prêts à monnayer chèrement leur aide éventuelle. Le 15 septembre 1643, ils concluent un cessez-le-feu avec les agents du roi : moyennant le versement d'une somme conséquente, ils obtiennent le retour de 2 500 soldats anglais en Angleterre. Ensuite, ils négocient un traité de paix avec le représentant du pouvoir royal en Irlande, James Butler[11], comte d'Ormond, et parviennent à un accord le 28 mars 1646 : les Confédérés doivent envoyer 10 000 hommes en Angleterre pour aider militairement le roi ; ils obtiennent en échange l'admission des catholiques à tous les offices civils et militaires en Irlande. La faiblesse de Charles Ier permet donc aux Irlandais catholiques d'obtenir des mesures favorables à leurs intérêts. Mais ce renversement de tendance est de courte durée, à cause des divisions des Confédérés d'une part et, d'autre part, de la volonté du Parlement anglais de réduire ce foyer « papiste ».
Le nonce Giambattista Rinuccini, envoyé par Innocent X[12] en 1645, veut en effet poursuivre la guerre afin que l'Irlande catholique l'emporte totalement sur les protestants. Il encourage donc le clergé irlandais à bloquer tout processus de paix et incite le Parlement de Kilkenny à refuser l'accord du 28 mars 1646 qu'il considère comme un compromis inadmissible. En outre, les chefs militaires catholiques restent divisés sur la conduite à tenir à l'égard des villes restées aux mains des protestants. Leurs atermoiements leur font perdre, en novembre 1646, leur dernière chance de s'emparer de Dublin. Le comte d'Ormond continue néanmoins à négocier avec eux. Le 17 janvier 1649, il parvient à un nouveau traité sur la base du libre exercice de la religion catholique, mais la situation reste confuse. Au lendemain de l'exécution de Charles Ier le 30 janvier 1649, l'Irlande apparaît divisée en trois forces : les presbytériens écossais d'Ulster ; les hommes d'Owen Roe O'Neill, qui s'entend avec les partisans du Parlement anglais dans le nord de l'Irlande ; les royalistes commandés par le comte d'Ormond qui lutte en faveur de Charles II[13], le fils de Charles Ier.