Un accueil différencié des maronites en fonction des flux
L'Egypte est située sur la route des élèves maronites allant étudier à Rome dans un collège spécialement fondé pour eux au XVIe siècle. Quelques familles s'y établissent dès ce moment. Leurs noms sont fixés dans les registres paroissiaux tenus par les franciscains[1], religieux à qui le pape a confié la garde des Lieux saints[2] et dont le supérieur est toujours un légat pontifical[3] auprès des maronites. Leur présence au service de cet ordre catholique reste modeste et ne semble pas avoir suscité d'opposition de la part des autorités ottomanes. Au demeurant, ces chrétiens bénéficient de la protection garantie par le régime des Capitulations. Au XVIIIe siècle, deux de leurs savants séjournent encore sur les rives du Nil pour y effectuer une double mission : récolter des manuscrits anciens ; conforter les coptes catholiques[4] dans leur récente union avec l'Eglise catholique romaine. A cette heure, les Mamelouks[5] d'Egypte qui manifestent des velléités autonomistes vis-à-vis de la Porte, n'hésitant pas à occuper la Syrie par le truchement de ‘Alî dit le Grand[6], cherchent à engager des chrétiens à leur service. L'empire ottoman est alors entré dans une phase de repli devant l'expansion militaire, politique et économique des puissances européennes et de la Russie.
Les grecs catholiques, dont le nombre s'élève alors à 3 000 personnes, se distinguent par leur éducation et leur richesse. Les Mamelouks leur accordent des postes-clefs dans l'administration, les finances, les douanes et le commerce de cabotage. Les maronites, moins nombreux (environ 2 000 personnes), s'installent autour de Damiette principalement. L'Ordre alépin[7] est chargé par le patriarcat maronite[8] de servir les fidèles qui ont choisi l'émigration, il assure aussi le service du culte de la communauté melkite qui évite de s'afficher ouvertement pour ne pas s'attirer les représailles de la hiérarchie orthodoxe très puissante en Egypte comme en Syrie. Ces minorités d'exilés et de promus subissent, au début du XVIe siècle, le contrecoup de la défaite de ‘Alî le Grand et des troupes de Bonaparte[9] après la défaite d'Aboukir et le soulèvement du Caire. Le nouveau maître de l'Egypte, Muhammad ‘Alî[10] , entend les ramener à la condition traditionnelle des dhimmi-s[11] en leur faisant perdre le statut privilégié de protégés de la France dont ils bénéficiaient et en exilant certains notables à Sennar. Cette tentative, qui provoque des retours, reste sans lendemain.
C'est, en effet, le même Muhammad ‘Alî qui inaugure une nouvelle ère relations avec le Mont-Liban et la Syrie. Les bonnes relations qu'il entretient avec l'émir Bechir II[12] y contribuent. Conscient de la nécessité de s'appuyer sur une élite polyglotte et instruite des sciences et techniques nouvelles, le khédive d'Egypte encourage l'immigration dans des centres urbains à partir d'Alexandrie. Il tente d'intégrer les nouveaux venus dans le mouvement de réformes et envoie certains d'entre eux étudier en Europe. Les grecs catholiques contrôlent les finances et le bureau de traduction. Leur compétence linguistique leur permet de produire les manuels dont a besoin l'école de médecine dirigée par Clot Bey[13]. Les Massabki, de confession maronite, tiennent l'imprimerie –très tardivement introduite dans l'Empire ottoman- et la fabrique de poudre. Nombre de leurs coreligionnaires s'établissent dans la vallée du Nil pour y promouvoir la sériciculture. Le projet connaît un succès modéré, ce qui entraîne une nouvelle répartition de ces émigrés dans d'autres secteurs agricoles, soit au Caire, soit à Zagazig. Dans son rapport sur l'Egypte en 1840, Bowring[14] recense 5 000 immigrés de confession chrétienne, dont la moitié est maronite. La troisième vague migratoire ne fait donc que compenser le reflux de la seconde.
La quatrième, en revanche, est beaucoup plus massive. L'Egypte des successeurs de Muhammad ‘Alî est, sauf une courte période sous le règne de Abbas Ie, considérée comme une sorte de terre promise. Elle attire une population méditerranéenne bigarrée à tout point de vue. L'établissement des migrants s'inscrit dans la durée : le métier de colporteur autrefois pratiqué par des Shawam-s n'est plus lucratif en Egypte en raison de l'écart des niveaux de vie. Au demeurant, la plupart des migrants appartiennent aux catégories instruites et cherchent des emplois adaptés à la situation sociale à laquelle ils aspirent. Les khédives, en dépit de difficultés et déconvenues, garantissent une forme de cohésion sociale d'une population qui, établie depuis les temps pharaoniques sur les bords du fleuve, a intégré avec plus ou moins de facilité, des Grecs, des Romains, des Persans, des Arabes, des Turcs... Les derniers arrivés connaissent cette histoire, ils bénéficient de la demande égyptienne et britannique lorsque Londres établit un protectorat de fait au terme de la guerre de 1882. Une situation qui ne manque pas d'inquiéter les Français qui n'ont pas participer à l'expédition.
Comme leurs prédécesseurs, mais avec davantage de moyens, ces migrants s'engagent dans l'enseignement où ils fondent et dirigent des écoles. Ils sont à la pointe du mouvement de naissance et de développement de la presse de langue arabe : Al-Ahram, fondé par Selim et Bechara Takla[15], voit son premier numéro sortir le 5 août 1876. Al-Muqtataf est créé à Beyrouth par Ya‘qub Sarrûf[16] en 1877 et transféré au Caire en 1885. Le même Ya‘qub Sarruf fonde Al-Muqattam avec Faris Nimr[17], en 1889, dont la diffusion est interdite en Syrie. Al-Mahrousat est fondé par Selim Naccache[18] en 1880 et Al-Manâr co-fondé par Muhammad Rashid Rida[19] en 1897. Les diplômés de médecine effectuent également de belles carrières en Egypte et les chrétiens venus du Mont-Liban ou des environs intègrent, comme avocats ou juristes, les tribunaux consulaires où ils élaborent des codes conformes aux nouvelles normes internationales. Ces immigrés qui ont pour nom Khalil Moutran[20], Nicolas Fayyad[21], May Ziadeh (cf. Partie III) participent pleinement à la Nahda. Le moment de « réveil » ou de « renaissance » de la littérature de langue arabe se fonde à la fois sur une redécouverte de trésors enfouis, la traduction de pièces volontairement ignorées (c'est le cas de l'Iliade, traduite par Sulayman Bustânî[22] et publiée au Caire en 1905) et l'introduction de genres nouveaux comme le théâtre avec Selim Naccache. Ils participent, plus largement, à l'introduction de modes et de modèles européens.
Le processus n'est pas sans provoquer des tensions aux dimensions politiques. Un diplomate français contemporain de cette nouvelle vague observe cette liaison particulière. Une orientation délibérée qui suscite des réactions publiques dont celle de ‘Abdallah al-Nadim[23] qui traite les immigrés de dakhil (« intrus »). Dans le discours qu'il prononce à Alexandrie le 7 juin 1897, Mustafa Kamel est plus virulent encore contre une certaine catégorie de Syriens. Le slogan « l'Egypte aux Egyptiens » ne leur est cependant pas adressé, il sert uniquement dans les manifestations d'hostilité aux Britanniques. A côté du mouvement spécifiquement nationaliste figure d'ailleurs un courant prônant une union de l'Egypte et de la Syrie sous la tutelle anglaise en vue de restaurer le califat au bénéfice du khédive : le Comité syro-libanais, actif et puissant jusqu'aux années 1930, s'inscrit dans cette mouvance sous l'œil bienveillant de Londres et du Palais. Une autre formation transrégionale prône la décentralisation administrative tout en affichant sa loyauté aux Ottomans, elle est à l'origine du Congrès arabe de Paris organisé en 1913. D'autres militent qui pour une grande Syrie indépendante, qui pour un grand Liban indépendant. L'Alliance libanaise regroupe ces derniers avec Youssef al-Sawda[24], Bichara al-Khoury[25], Emile Eddé[26], Auguste Adib Pacha[27], Iskandar Ammoun[28]. Mais, lorsque la Grande Guerre est déclenchée, l'Egypte n'est plus le terme de la migration, seulement une station vers le continent américain ou l'Australie qui présentent davantage d'opportunités.