De la confession à la nation
Sans l'associer aux mêmes causes ni aux mêmes conséquences, les historiens reconnaissent, à la suite des études de Henri Lapeyre, la différence des rythmes d'accroissement démographique entre les communautés. Ils insistent cependant davantage sur les enjeux politiques : l'édification d'un Etat unifié dans la péninsule répond à la fois à un mouvement européen en faveur du sentiment national et à un mouvement propre lié à la dynamique volontariste qui a suivi l'unification des royaumes de Castille et d'Aragon. Ils font également état des limites de l'évangélisation et de l'assimilation, constatées par des figures aussi centrales que celle de l'archevêque de Valence, le patriarche Ribera[1], et par Rome au-delà. Cette observation doit cependant être pondérée car un courant soulignait cet échec partiel pour mieux insister sur la nécessité d'expulser les éléments considérés comme atypiques –juifs et musulmans venus d'Orient, ayant conservé des traits culturels en lien avec leur univers de référence religieux initial- par rapport aux héritiers des Wisigoths. Les historiens, en revanche, divergent quant à l'évaluation du danger potentiel représenté par les victoires du sultan Moulay Zidan[2] sur son frère Mohamed Cheikh al-Ma'mûn[3] au printemps 1609 : cause réelle, comme l'écrit Julio Caro Baroja, ou simple prétexte utilisé par l'administration et le clergé espagnols afin de provoquer la décision de Philippe III ?
Pour mieux saisir le contexte de cette affaire, il faut croiser les sources espagnoles avec les sources marocaines. Ces dernières révèlent que la guerre fratricide n'a pas eu de relation effective avec le problème morisque dans la mesure où le sultan Zidane n'avait pas les moyens de s'engager dans une expédition militaire en direction de la péninsule ibérique. Le conflit relève d'abord d'un enjeu de politique interne. Conscients de l'état de détérioration de l'Empire du grand Al Mansûr[4], les deux frères sont en quête d'une légitimité auprès des Marocains. L'appel de Zidane à reconquérir Al Andalous peut ainsi être compris comme une manière de consolider les rangs contre son frère Al Mamûn qui, depuis ses premières défaites militaires, cherche des appuis en Espagne. En 1610, il offre d'ailleurs Larache à la couronne espagnole pour obtenir son concours afin de retrouver le trône perdu. Cet acte provoque une polémique entre oulémas[5] -ceux qui le justifièrent et ceux qui le condamnèrent-, et la colère de nombreux Marocains se demandant comment une partie de la « terre d'islam » pouvait être accordée à des chrétiens ayant expulsé les musulmans de leur « Paradis » ou « Terre promise » (Al Andalus).
Engagée dans un vaste processus de changements, politiques, économiques et religieux qui mobilisent des représentations collectives, comme celle des croisades, les Espagnols créent les conditions de leur domination dans le commerce atlantique. Ce faisant, ils pèsent sur le rapport de forces entre monde majoritairement chrétien et monde majoritairement musulman. Les Ottomans, qui font figure de rivaux principaux dans ce domaine, ne parviennent pas à sortir du lac méditerranéen fermé. Ils sont bloqués par les Espagnols d'un côté et, de l'autre, par les Marocains qui remportent la bataille de Oued Al Makhzen (1578) contre les Portugais mais s'accordent pour faire échouer le plan ottoman de récupération du port atlantique de Larache en raison de la responsabilité attribuée à des soldats turcs dans le décès du sultan Abd al-Malîk[6]. Cette donne géopolitique, parmi d'autres évoquées préalablement, montre que les divisions internes aux ensembles confessionnelles doivent être prises en compte pour saisir les mouvements de longue durée et les basculements des centres de la puissance.