L'expulsion des musulmans en plusieurs temps
Moins de dix ans après le décret de l'Alhambra et après la défaite d'Albaicin (1501) subie par les morisques révoltés contre les décisions de l'archevêque Francisco Jiménez de Cisneros[1], les rois catholiques décrètent l'expulsion des musulmans âgés de plus de 14 ans, d'abord de Grenade puis, en 1502, de l'ensemble des territoires sous la couronne de Castille. Le décret vise donc les Modéjares[2] des villes castillanes qui vivaient depuis plusieurs siècles, pacifiquement, sous la domination chrétienne. En 1526, un autre décret d'expulsion conduit la plupart des musulmans d'Aragon à se faire chrétiens : eux et leurs descendants sont alors désignés sous le nom de Moriscos[3] Une minorité se résout à un exil en Afrique du Nord. Dès lors, les seuls musulmans non convertis tolérés dans les Etats espagnols sont les esclaves, qui ne sont pas concernés par les décrets d'expulsion.
La montée sur le trône de Philippe II[4] rend plus précaire la situation des morisques. Le jeune roi est décidé à appliquer la Réforme catholique dans ses Etats, à combattre l' « hérésie », que ce soit celle des calvinistes[5] des Pays-Bas ou des morisques de Grenade et de Valence considérés comme non réellement convertis au christianisme. Pour ce faire, il déploie un programme d'expulsion et de reconquête de la terre dès 1559. La réaction à cette politique est la révolte de 1568-1571, amorcée par un soulèvement dans le quartier de l'Albaicin à Grenade. Le chef de cette rébellion n'est autre qu'un descendant des Omeyyades, Fernando de Valor[6], qui prend le nom d'Ibn Umayya. Son mouvement gagne toute la vallée de Lécrin, puis s'étend aux montagnes de l'Alpujarras. Il est écrasé par Don Juan d'Autriche[7] et les morisques de Grenade sont dispersés dans toute l'Espagne. Pour la population catholique, l'événement est la preuve de l'existence d'un problème de sécurité collective : les morisques sont présentés comme un danger potentiel d'autant plus grand qu'ils sont accusés de complicité avec les ennemis pluriséculaires des rois catholiques : les Turcs et les pirates barbaresques du Maghreb.
Le soupçon grandit à l'encontre des morisques durant le dernier tiers du XVIe siècle. Les échecs de l'action de l'Inquisition[8] et, plus globalement, de l'évangélisation, qu'ils soient avérés ou non, sont attribués par certains ecclésiastiques espagnols à un défaut de méthode d'une part, aux modalités d'application des accords de reddition de la ville de Grenade négociés avec le roi vaincu Abû ‘Abdallâh[9] d'autre part ; ces accords prévoyaient que les musulmans seraient autorisés à conserver leur religion. D'autres ecclésiastiques préconisent une forme de tolérance religieuse avec, ou non, une visée de conversion à terme. Ils sont relayés en cela par des nobles d'Aragon et de Valence qui y voient l'opportunité de bénéficier d'une main d'œuvre peu coûteuse pour l'exploitation de leurs terres. A l'inverse, les paysans catholiques de basse condition considèrent ces musulmans et morisques comme des rivaux. Or, la situation économique et sociale de l'Espagne se dégrade pour plusieurs raisons : coût des guerres menées par Philippe II ; baisse des revenus en provenance des implantations du Nouveau Monde ; augmentation des taxes ; épidémies et famines conduisant à des chutes démographiques (15% de la population castillane, selon certaines sources). Les efforts du grand Duc de Lerma[10] pour établir un régime plus solide ne suffisent pas, la gronde sociale aggravée par la crise monétaire trouve un exutoire dans la stigmatisation d'un bouc émissaire.
L'historien Fernand Braudel a analysé le climat psychique des « vieux chrétiens » ébranlés, non par « haine raciale » mais par « haine de civilisation, de religion », à l'idée de savoir les morisques « plantés là, dans le cœur, dans le ‘rognon' espagnol », toujours plus nombreux, dont d'aucuns prétendent qu'ils se mobilisent autour de forteresses ou d'alcazars. Le principe de cohabitation entre les croyants des trois religions monothéistes, fait de compromis et ponctuellement d'accès de violences, qui a prévalu pendant presque neuf siècles en Andalousie (entre le début du VIIIe et la fin du XVIe siècle) est donc abandonné. Durant l'été 1580, à Séville, le bruit court d'une vaste conspiration soutenue par le Maroc. La rumeur n'est qu'en partie fondée, le sultan Saadien Ahmed al-Mansûr al-Dahbi[11] prépare certes une entreprise militaire, mais vers le Soudan et non directement vers l'Espagne. Al-Mansûr justifie son expédition en évoquant la nécessité de bénéficier des richesses soudanaises pour reconquérir Al Andalûs. Il bénéficie, pour ce faire, de l'appui d'ulémas se référant au cheikh Ahmed al-Qarâfî[12], grand savant malékite d'Egypte ayant, trois siècles plus tôt, promulgué une fatwa[13] l'autorisant à conquérir une « terre musulmane » dans le but de consolider sa puissance militaire contre l'objectif ultime : l'Espagne chrétienne. En réalité, les sources marocaines révèlent qu'al-Mansûr n'a ni la volonté ni la capacité militaire de mener à bien ce projet. Ce qu'il entend faire, c'est rompre l'encerclement de fait imposé par les Espagnols chrétiens au Nord et les Ottomans à l'Est afin d'assurer un nouvel élan au Maroc.
A l’été 1588, les troubles en Aragon entraînent une délibération du Conseil d’Etat évoquant un danger intérieur à combattre sans tarder pour éviter la reproduction de la révolte de 1568. En 1600, un rapport présenté au roi Philippe III[14] fait état de négociations entre la France et les morisques présentés comme des « ennemis intérieurs ». Au début de l’année suivante, le Conseil d’Etat reçoit d’un captif espagnol, retenu à Tétouan, une lettre suppliant Philippe III d’intervenir pour chasser tous les morisques d’Espagne. Le prisonnier, Touloumi dy Yanous Alrkoun, rapporte des informations qui ont vocation d’avertissement : « beaucoup de Morisques d’Espagne préparent une révolte avec le soutien du roi du Maroc, même un Morisque de Tolède, en visite au sultan Turque, essaie de convaincre celui-ci pour mener une expédition militaire en Espagne, car elle abrite plus de 500 000 musulmans tous seront engagés à sa réussite ». La réponse du Conseil d’Etat est claire : « Il faut en finir avec la question des Morisques, car ils deviennent un grand danger pour la sécurité des états espagnols ; ils peuvent en profiter de toute occasion pour faire la révolte. Ils sont des vrais musulmans ». D’autres rapports confortent cette perception. En 1604, l’Espagne signe une trêve avec l’Angleterre, en 1609 elle fait de même avec les Provinces Unies. Les conditions apparaissent alors réunies pour prendre une mesure radicale à l’encontre des morisques.
La décision politique est prise à la suite de la présentation, par le père Soprano, d’un mémorandum articulé sur trois idées maîtresses : l’expulsion est un acte qualifié de divin, il s’appuie sur les recommandations du « Ciel » ; les morisques restent fascinés par leur « charia islamique » et leur dévouement à la religion musulmane est très profond ; la décision de les expulser doit être irréfutable. Dans son décret, daté du 22 septembre 1609, Philippe III expose ses motifs : la vaine tentative de christianisation des morisques de la péninsule ; le recours infructueux au clergé et aux savants catholiques pour régler la question selon la volonté divine ; la découverte, par un travail d’information, du caractère duplice des morisques ; la nécessité de préserver la sécurité de la péninsule, à commencer par le royaume de Valence. La conclusion tombe, irrémédiable : « j’ai décidé d’expulser tous les Morisques de ce royaume et de les faire exiler au pays des Berbères ». Le savant musulman Al-Hajjari[15], contemporain des faits, évoque également la résistance des morisques aux tentatives d’évangélisation et d’assimilation entreprises par le clergé et les rois catholiques mais, selon lui, les motifs réels de l’expulsion sont d’abord de nature démographique au sens où, n’étant ni sujets au combat du fait de l’interdiction de porter des armes, ni sujets au célibat du fait de l’absence d’engagement dans le clergé, ils auraient fini par l’emporter en nombre.