Les nouvelles mystiques féminines dans le regard des médecins, des psys et des clercs. (1850-1930)

Le renouveau du regard sur la mystique. L'exemple des études carmélitaines 1920-1930

Une visibilité plus grande après la Grande Guerre

Ce phénomène social qui semble s'être estompé au début du XXe siècle ressurgit après la Première Guerre mondiale. Les années 1920 sont en effet le théâtre de la multiplication des stigmates : Marthe Robin (1921- Drome)[1], Marie Thérèse Noblet (1921 – Ardennes)[2], Yvonne Beauvais (1922 – Mayenne)[3], Marie Rose Ferron (1925 – Québec), Thérèse Neumann (1927 – Bavière). Cet événement correspond à un regain d'intérêt des savants pour la mystique[4] qui déborde largement le cercle médical et psychologique . Dans l'université (les travaux ethnologiques de Lucien Levy-Bruhl[5] et philosophique de Jean Baruzi[6]) comme dans certains cercles catholiques (à l'image des dominicains de La Vie Spirituelle), les phénomènes de la vie mystique sont sujets à de nouvelles interprétations. A l'étranger les travaux de William James[7] contribuent également à un vrai renouveau du regard sur ces sujets.

Les Études carmélitaines dans les années 1930

Signe de cette évolution, en 1931 Bruno de Jésus Marie[8] fonde les Études carmélitaines mystiques et missionnaires à partir d'une revue de mystique créée avant-guerre (Études carmélitaines historiques et critiques sur les traditions, les privilèges et la mystique de l'Ordre). L'idée du fondateur est alors de favoriser les collaborations entre médecins, psychologues, théologiens et mystiques. Dès le premier numéro, il lance un appel aux personnalités scientifiques qualifiées de soucieuses de garantir les spirituels des contrefaçons afin de pouvoir défendre la vraie mystique. Pour cela, il faut un appel explicite aux sciences psychologique et psychiatrique. Celles-ci ne sont donc plus considérées comme des ennemies potentielles mas au contraire comme des alliées.

Les couvertures de la revue

Un des objectifs est alors d'établir des critères recevables pour le psychiatre autant que pour le directeur de conscience afin de distinguer la vraie mystique de la fausse. Les soupçons pesant sur des phénomènes surnaturels douteux ne pourraient ainsi plus entacher l'image des mystiques véritables. Dans la foulée de la création de la revue sont organisées les premières journées de psychologie religieuse qui se tiennent en 1935 au couvent d'Avon. Elles réunissent carmes, thomistes et psychiatres. Dès 1936, ces journées s'internationalisent et s'institutionnalisent. La réputation des rencontres y attirent des médecins de la Société Saint-Luc[9], les psychiatres Henri Ey[10] et Jean Delay[11], les psychanalystes Charles Odier[12], Georges Parcheminey[13] et Charles Henri Nodet[14]. Ce mouvement rencontre les aspirations d'une certaine tendance spiritualiste de la psychiatrie. De nombreux médecins catholiques ont en effet alors une forte position institutionnelle y compris au sein de l'Évolution psychiatrique[15], groupe qui revalorise la « croyance » de l'halluciné. Parmi eux Henri Ey, dont les théories naissantes s'ancrent dans la volonté de briser les mécanismes de la psychiatrie déterministe et matérialiste qui menace pour lui d'emprisonner toute théologie mystique.

Le débat sur la stigmatisation de Thérèse Neumann dans les années 1930

Les acteurs de ce nouveau réseau de réflexion sur la mystique moderne vont s'emparer des événements qui scandent la vie de Thérèse Neumann (1898-1962). Le récit ressemble pourtant à ceux du XIXe siècle : une enfance dure, un accident en 1918 suivi de crises de catalepsie, le début d'une longue vie de souffrances érigée par ses hagiographes en modèle de sanctification, par le médecin des assurances en « hystérie grave ». Puis vient la révélation, le jour de la béatification de sainte Thérèse de Lisieux[16] en 1923 : une apparition et des voix qui lui annoncent sa guérison prochaine. A l'approche du vendredi saint de 1926 les yeux de Thérèse Neumann secrètent du sang, puis apparaissent les stigmates aux mains, aux pieds, autour du front, signe d'une stigmatisation complète. Depuis elle ne prend plus de nourriture.

Les échos des phénomènes de stigmatisation qui touchent cette paysanne bavaroise à Konnersreuth[17] depuis les années 1920 parviennent en effet en France au début des années 1930. Les savants français débattent de la question dès 1933 dans un numéro des Études carmélitaines, puis lors des Journées de psychologie religieuse d'avril 1936, enfin dans le numéro spécial des Études carmélitaines consacré à Douleur et stigmatisation publié en octobre 1936.

Au-delà des controverses, le travail des Études carmélitaines contribue à sortir le stigmate du champ du miracle. Après tout, pourquoi l'hystérie exclurait-t-elle la sainteté ? Ce type d'interprétation est réactivé quelques mois plus tard dans l'analyse du cas de M.-T. Noblet (1938-1939). Dans une interprétation toute freudienne, Roland Dalbiez[18], décrit cette femme comme une spécialiste de la « guérison subite » à la recherche du bénéfice secondaire de la maladie. Le projet de conciliation de la mystique et des nouveaux savoirs médico-psy atteint alors peut être ses limites. Il faut au père Bruno de Jésus-Marie obtenir par l'entremise d'Agostino Gemelli[19] un blanc-seing pontifical pour continuer l'aventure intellectuelle.

  1. Marthe Robin (1921- Drome)

    Marthe Robin (1902-1981) dont les premiers stigmates apparaissent en 1930 est fondatrice des foyers de charité, son dossier de béatification a été transmis à Rome par un prêtre de la communauté de l'Emmanuel en 1996. L'héroïcité de ses vertus a été reconnue en 2014.

  2. Marie Thérèse Noblet (1921 – Ardennes)

    Marie-Thérèse Noblet (1889-1930), originaire des Ardennes, paralytique amenée au pèlerinage de Lourdes en 1905 est devenue missionnaire en Papouasie ou elle est décédée. Elle porte les stigmates à partir de 1921.

  3. Yvonne Beauvais (1922 – Mayenne)

    Yvonne Beauvais (1901-1951), originaire de Mayenne, est une sœur augustine qui a pris le nom de Yvonne-Aimée de Jésus. Elle a été résistante durant la Seconde Guerre mondiale.

  4. Mystique

    Comme en témoigne également le Mystique et ésotérisme dans la religion juive, d'Anna Maria Vileno (UBL)

  5. Levy-Bruhl

    Lucien Levy-Bruhl (1857-1939) est un philosophe et anthropologue français. Il a fondé l'institut d'ethnologie de Paris. Ses travaux sur la mentalité primitive font référence, notamment L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs (1938).

  6. Baruzi

    Jean Baruzi (1881-1953) est philosophe et historien des religions. Sa thèse de Lettres porte sur Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique (1924).

  7. William James

    William James (1842-1910) est un philosophe et psychologue américain. Une partie de son œuvre porte sur les phénomènes de croyance et particulièrement la mystique. The Varieties of Religious Experience: A Study in Human Nature, 1902.

  8. Bruno de Jésus Marie

    Jacques Froissart (1892-1962) est un carme déchaux qui a fait profession en 1921 sous le nom de Bruno de Jésus-Marie. Il est directeur des Études carmélitaines dès leur refondation en 1931. Il a produit de nombreux textes sur la mystique notamment sur la mystique espagnole du XVIe siècle et sur personnage de Saint Jean de la Croix.

  9. la Société Saint-Luc

    La société Saint-Luc, Saint-Côme et Saint-Damien a été fondée en 1884 au Mans. Elle a pour ambition de rassembler les médecins catholiques de France et en tant que telle participe activement aux débats de son temps. Ses membres jouent un rôle important dans le sanctuaire de guérison de Lourdes.

  10. Henri Ey

    Henri Ey (1900-1977) est un psychiatre catholique, médecin-chef de l'hôpital de Bonneval.

  11. Jean Delay

    Jean Delay (1907-1987) est un psychiatre, titulaire de la chaire de médecine mentale de l'hôpital Sainte-Anne à Paris.

  12. Charles Odier

    Charles Odier (1886-1954) est un psychiatre et psychanalyste suisse. Il est un des fondateurs de la société psychanalytique de Paris.

  13. Georges Parcheminey

    Georges Parcheminey (1888-1953) est un médecin et psychanalyste français.

  14. Charles Henri Nodet

    Charles Henri Nodet (1907-1982), psychiatre et psychanalyste. Il a participé activement à la diffusion de la psychanalyse dans le monde catholique.

  15. l'Évolution psychiatrique

    L’Évolution psychiatrique est un groupe d'études puis une revue publiée à partir de 1929 qui a travaillé à la confrontation entre médecine psychiatrique et psychanalyse.

  16. sainte Thérèse de Lisieux

    Marie-Françoise Thérèse Martin, en religion Thérèse de l'enfant Jésus et de la Sainte-Face est une carmélite née à Alençon (1873-1897) canonisée en 1925.

  17. Konnersreuth

    Commune bavaroise, lieu de naissance de Thérèse Neumann.

  18. Roland Dalbiez

    Roland Dalbiez (1893-1976) est un philosophe proche de Maritain. Il a été l'un des premiers à présenter de manière précise l'œuvre de Freud au public français : La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne, 2 vol, Desclée de Brouwer, 1936.

  19. Agostino Gemelli

    Agostino Gemelli (1878-1959) est un médecin et psychologue italien franciscain. Il préside l'académie pontificale des sciences de 1937 à 1959.

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