Les nouvelles mystiques féminines dans le regard des médecins, des psys et des clercs. (1850-1930)

La vérité sur les mystiques : savoirs, pouvoirs, subjectivités

La montée en puissance des interprétations médicales et psychologiques

Alors que les précédentes vagues de stigmatisation n'avaient guère donné lieu à des interprétations médicales ou à des polémiques — les travaux de Benoît XIV[1] au XVIIIe siècle en parlent tout de même -, la médecine et la psychologie scientifique s'emparent du phénomène à la fin du XIXe siècle. Alfred Maury[2], érudit polygraphe féru de psychologie, assimile la stigmatisation à un dérangement mental provoqué chez des individus prédisposés par une surexcitation de la contemplation religieuse et une ascèse excessive. Le Dr Désiré-Magloire Bourneville[3], médecin radical anticlérical, fait paraître dans les années 1870 (en feuilleton d'abord puis en un opus rapidement épuisé) un pamphlet portant sur la stigmatisation de Louise Lateau, texte dans lequel il accuse les catholiques d'exploiter la souffrance à des fins apologétiques. Dans le contexte de la mode de l'hypnose et des expériences consacrées au dermographisme[4], les docteurs Henri Bourru (1840-1914) et Prosper Burot (1849-1921)[5], tentent de reproduire expérimentalement des stigmates sur des patients non religieux. Pierre Janet[6] quant à lui les présente comme des psychasthéniques[7] dont l'obsession unique est tournée vers la souffrance de la croix. Médecins et psychologues fascinés par ces phénomènes sociaux, cherchent à en donner une représentation naturelle. Leurs enquêtes souvent rendues publiques ont beaucoup contribué à diffuser ce nouveau modèle de souffrance féminine.

Les médecins catholiques au chevet des stigmatisés

Le Dr Antoine Imbert-Gourbeyre (1818-1912)[8], praticien catholique féru de sciences psychiques et d'occultisme, est présent au chevet de Louise Lateau et de Marie Julie Jahenny à cinq ans de distance. Il appartient aux réseaux légitimistes actifs dans la propagation des dévotions paniques. Antidreyfusard, il dénonce avec virulence dans un pamphlet publié en 1894 les médecins de la Salpêtrière[9] qui font partie du groupe des savants attachés à naturaliser la stigmatisation comme des libres-penseurs sectaires mettant tout en œuvre pour déchristianiser la France. Défenseur de la thèse surnaturelle des stigmates, il s'attache à fonder son argumentation sur un vocabulaire médical, la stigmatisation devenant sous sa plume la « maladie des cinq plaies ». Il considère Marie-Julie comme une sainte, ce qui lui vaut d'ailleurs des reproches du Saint-Office[10], qui établit un dossier sur ses publications. Mais le monde médical catholique est tout sauf homogène : le docteur F. Lefebvre[11], par exemple, que l'on trouve également au chevet de Louise Lateau, se cantonne quant à lui à l'observation et refuse les interprétations surnaturelles des phénomènes qu'il constate.

Des conflits internes à l'Église

Ces affaires apparaissent donc aussi comme un enjeu de pouvoir dans l'Église. Alors que les médecins catholiques sont les premiers soutiens des stigmatisées de Bois-d'Haisne et de Blain, certains prêtres sont souvent les premiers critiques de ces phénomènes. Pour ce faire, ces derniers utilisent la science médicale de leur temps. Les curés de Blain s'opposent par exemple rapidement aux interprétations du Dr Imbert-Gourbeyre. Le concept d'hystérie est utilisé en permanence par les prêtres locaux. Un des curés de la région de Nantes insiste sur le caractère fort peu sanctifiant de Marie Julie Jahenny : celle-ci est présentée comme vulgaire, fourbe et incapable de se conformer à la discipline ecclésiastique. Soit l'antithèse de la mystique classique qui doit être humble, obéissante, simple. Pour cette raison elle a été privée d'eucharistie durant une décennie par les autorités ecclésiastiques. Pour ces prêtres, comme pour les médecins anticléricaux, les stigmatisées sont souvent des cas pathologiques manipulés par le confesseur et son entourage à des fins politiques.

  1. Benoît XIV

    Prospero Lambertini (1675-1758) est élu pape sous le nom de Benoît XIV en 1740. Le De servorum Dei beatificatione et de beatorum canonizatione (1734-1738) est une référence en matière de stigmatisation.

  2. Alfred Maury

    Alfred Maury (1817-1892) s'est intéressé à de nombreux domaines tels que l'archéologie, la médecine, les croyances et le droit. Il est un des fondateurs de l’École des Hautes Études.

  3. Désiré-Magloire Bourneville

    Désiré-Magloire Bourneville (1840-1909) est un médecin dont l'action s'est déployée sur divers terrains : la création de nouveaux services médico-éducatifs pour les jeunes idiots, la formation infirmière, la laïcisation des hôpitaux parisiens.

  4. dermographisme

    Le dermographisme est une représentation graphique sur la peau.

  5. Les docteurs Henri Bourru (1840-1914) et Prosper Burot (1849-1921)

    Les docteurs Henri Bourru (1840-1914) et Prosper Burot (1849-1921) sont médecins à l'école de médecine navale de Rochefort. Ils ont produit dans les années 1880 des travaux sur l'hypnose et les variations de la personnalité.

  6. Pierre Janet

    Pierre Janet (1859-1947) est un psychologue et un médecin. Spécialisé comme Freud dans la cure de l'hystérie, il a occupé la direction du laboratoire de psychologie de la Salpetrière.

  7. psychasthéniques

    La psychasthénie est définie à la fin du XIXe siècle par Pierre Janet comme une des formes de névroses consistant spécialement en obsessions et inhibitions.

  8. Dr Antoine Imbert-Gourbeyre

    Le docteur Antoine Imbert-Gourbeyre (1818-1912) est professeur à l'Ecole de médecine de Clermont-Ferrand de 1852 à 1888. Il a publié de nombreux travaux sur l'hypnotisme et sur l'homéopathie.

  9. Salpêtrière

    La congrégation du Saint Office hérite de l'inquisition son rôle de contrôle des publications et de mise à l'Index.

  10. Saint-Office

    La congrégation du Saint Office hérite de l'inquisition son rôle de contrôle des publications et de mise à l'Index.

  11. F. Lefebvre

    Le docteur F. Lefebvre est professeur à l'Université de Louvain et auteur de Louise Lateau de Bois d'Haine. Sa vie. - Ses extases. - Ses stigmates. Étude médicale, Louvain, Ch. Peeters, éditeur, 1870 (seconde édition 1873).

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