« “Qu'est-ce que la Rose ?” : mystique et ésotérisme dans la tradition juive »

Scholem et sa définition de la mystique juive : Underhill et la devekut

Les Grands courants de la mystique juive, œuvre majeure de Gershom Scholem, semblent avoir été fortement marqués par l'ouvrage d'Evelyn Underhill, Mysticism dont la première édition, suivie de nombreuses autres, paraît en 1911. L'auteur catholique anglaise a eu une influence considérable sur la manière dont Scholem a perçu et défini le phénomène mystique, que ce soit par reprise des positionnements d'Underhill ou par opposition à ceux-ci. Bien que la référence n'apparaisse que brièvement sous la plume de Scholem, on ne doit pas en déduire qu'il n'y ait pas eu d'influence. Un phénomène semblable a été étudié au sujet de ses précurseurs dans l'étude historico-critique de la kabbale que Scholem omet volontiers de mentionner dans le but d'apparaître comme le véritable pionnier des études scientifiques sur la kabbale. Bien que les travaux d'Underhill ne soient plus guère considérés comme pertinents aujourd'hui, ils constituaient à l'époque une référence incontournable. Scholem reprend à cette dernière un certain nombre de concepts pour rendre compte de ce qu'il entend par mystique juive.

Fondamentalement, pour Underhill, la mystique représente l'expérience religieuse essentielle de l'homme et même l'expression la plus élevée de la créativité humaine. L'idée est familière à Scholem pour qui la kabbale constitue, malgré sa marginalité apparente, le cœur du judaïsme et de sa vitalité. Selon Scholem, ce sont les courants mystiques à l'œuvre tout au long de l'histoire du judaïsme qui ont, à différentes époques, permis de revivifier, au niveau spirituel, la vie religieuse menacée de sclérose en raison d'un trop fort accent mis sur l'orthopraxie ou le légalisme. A fortiori, la tradition kabbalistique, telle qu'elle a été formulée par Isaac Louria, devient, à partir du XVIIe siècle, le système doctrinal de référence, le cadre théologique et mental du judaïsme tout entier. La kabbale ne se distingue pas de la religion, au contraire, Scholem l'envisage comme le cœur du judaïsme, l'essence même de la vie religieuse juive, perception qu'il partage de toute évidence avec Evelyn Underhill à l'époque.

Toutefois, Underhill nuance la centralité occupée par la mystique dans la vie religieuse : l'expérience mystique ne peut jamais constituer l'ensemble du contenu d'une religion, et pour toucher les esprits, elle doit être un minimum connectée à l'histoire particulière d'une religion, à ses dogmes et à ses institutions. L'expérience mystique se développe au sein d'un cadre religieux particulier, lui empruntant son vocabulaire, ses images, ses codes. L'idée, longuement développée par Underhill, est chère à Scholem. Au début du XXe siècle, il était courant de définir la mystique de manière abstraite, absolue et détachée de tout référent religieux propre. Pour nos auteurs cependant, le domaine de la mystique ne doit pas être envisagé comme étant séparé du cadre de la religion ; il en constitue une part essentielle, sans toutefois le recouvrir ou l'englober tout entier. Cette conception rejoint un motif constant d'étonnement chez Scholem, à savoir la capacité des textes fondateurs de la kabbale et de l'ensemble du mouvement kabbalistique à travers son histoire de se maintenir au sein du cadre normatif du judaïsme, bien qu'en se situant très souvent à la limite de l'hétérodoxie. Scholem observe de très fortes tentions antinomiques à l'œuvre dans les différents courants kabbalistiques. C'est le cas dès l'antiquité avec l'anthropomorphisme de la « littérature des Palais et du Char[1] » , au Moyen-Âge dans le Sefer ha-Bahir[2] et sa conception osée de la réincarnation ou encore dans la kabbale lourianique[3] au XVIème siècle et son audacieuse théorie selon laquelle les forces du mal existent au sein même de la divinité. Il s'étonne dès lors que les kabbalistes n'aient pas été plus souvent et de manière plus systématique l'objet de poursuite de la part des autorités rabbiniques, voire d'exclusion des communautés juives. Plusieurs pistes d'explication se présentent au chercheur pour expliquer le paradoxe relevé par Scholem. Tout d'abord, il faut tenir compte de la manière dont la kabbale se positionne, parfois de façon formaliste, par rapport à la tradition. Avec une grande habileté, les textes kabbalistiques prennent soin de présenter leurs enseignements, souvent très innovants, dans des formes traditionnelles. La rédaction du Zohar est une bonne illustration de ce procédé qui consiste à adopter le style et la langue caractéristiques du Midrach[4], d'une façon artificielle dans le but de se donner l'apparence d'un texte rédigé quelques siècles plus tôt et attribué à un célèbre personnage reconnu par la tradition. Ensuite, les communautés juives ne disposaient, contrairement à leurs homologues chrétiennes ou musulmanes, que de peu de moyens de répression et d'aucun soutien étatique. Enfin, la kabbale présente un aspect intrinsèquement religieux : son étude demeure réservée, dans les premiers temps, aux plus religieux d'entre les membres de la communauté et liée à la pratique des commandements. Les kabbalistes médiévaux et modernes sont en quelque sorte les ultra-orthodoxes d'aujourd'hui, respectant une stricte orthopraxie malgré leurs innovations conceptuelles et doctrinales. Le phénomène est particulièrement visible dans les communautés hassidiques actuelles.

Toutefois, Scholem prend ses distances par rapport à d'autres positionnements adoptés par Underhill : notamment l'idée selon laquelle la mystique se présenterait partout sous la même forme. Scholem concède qu'in fine, l'expérience mystique décrite dans les diverses traditions religieuses partage un fond commun, mais il tient à marquer la spécificité de la mystique juive, non seulement dans sa forme, mais également dans les thèmes abordés (spéculations sur la création du monde, moyens dont dispose l'homme pour en connaître les secrets et ainsi, « remonter » au créateur). D'ailleurs, selon Scholem, au sein même de la kabbale coexistent des formulations très différentes de l'expérience mystique, mais cette dernière demeure essentiellement unifiée par delà la diversité formelle.

Enfin, il est un dernier point sur lequel Scholem se démarque nettement d'Underhill : l'union mystique du fidèle et de la divinité constitue, selon elle, le dernier échelon et l'objectif de toute ascension. L'expérience mystique culmine dans l'acte d'union. C'est un point systématiquement remis en cause par Scholem. Ainsi, Scholem traduit le concept juif traditionnel pour décrire la relation avec la divinité, la devekut, par « communion avec Dieu ». Par cette traduction, Scholem entend nuancer le concept de devekut, central dans la mystique juive. La racine dbk implique initialement le sens de « coller à », « s'attacher à ». La communion avec la divinité ne suppose pas, selon Scholem, qu'il y ait un anéantissement de la personne du kabbaliste en Dieu, ce qui impliquerait un mélange des essences humaine et divine. Scholem insiste sur le fait que le judaïsme conserve un strict dualisme, ce qui l'amène à établir une différence fondamentale avec la manière dont la mystique est considérée dans les autres systèmes religieux, principalement le christianisme. Sa manière de définir la devekut découle d'une nette volonté de distinguer la kabbale de ce qu'il observe dans le christianisme.

Scholem établit une distinction entre la mystique juive telle qu'elle s'exprime dans le hassidisme, de « portée plus générale », et une mystique théosophique, plus proprement kabbalistique, réservée à un plus petit nombre, intéressée principalement par des spéculations concernant la mécanique des mondes supérieurs. Les deux grandes tendances tracées par Scholem recoupent la distinction qu'établira avec fermeté Moshe Idel[5]. Ce dernier, à la suite de ses recherches sur Abraham Aboulafia[6], distingue en effet une kabbale mystique, extatique et prophétique (celle d'Aboulafia, caractérisée notamment par des techniques très précises permettant d'atteindre l'union mystique) et une kabbale théosophique, spéculative et théurgique, représentée par le Zohar (qui s'intéresse surtout à la structure des mondes supérieurs, à la création du monde, et aux intermédiaires entre le monde spirituel et le monde matériel : les sefirot[7], les émanations de la divinité).

Ayant posé l'absence d'aspiration à une union avec la divinité par le mystique juif, Scholem souligne une autre caractéristique, qui elle aussi distingue le fonctionnement des mystiques juive et chrétienne : la personnalité du mystique dans la littérature kabbalistique n'est pas mise en avant. Scholem insiste sur le fait que très souvent, le chercheur ne dispose que de très peu de renseignements sur la vie personnelle des mystiques. Leurs écrits sont au contraire caractérisés par une forme d'anonymat, ce qui lui semble différer considérablement de ce qu'il observe dans le christianisme. Ici encore, il est probable que Scholem souhaite s'opposer à l'accent mis par Evelyn Underhill sur l'individualité du mystique : elle rejette avec force l'idée que la personnalité propre du mystique soit un élément déterminant dans sa capacité à vivre une expérience mystique. Elle insiste en revanche sur l'accessibilité de l'expérience mystique qui peut être vécue par tout un chacun.

Plusieurs pistes sont envisageables pour comprendre la volonté de Gershom Scholem d'isoler la mystique juive du concert général des traditions mystiques auxquelles par ailleurs il reconnait un fond commun. D'une part, il faut la replacer dans le cadre de la sensibilité politico-religieuse de Scholem et de son désir de refonder une identité juive qui s'articulerait autour de la tradition kabbalistique —contrairement à ce que prône le judaïsme éclairé typique de la communauté juive allemande dont Scholem était lui-même issu. Dans la mesure où la kabbale devait constituer une sorte de rempart contre l'affaiblissement voire la dilution de l'identité juive, il est compréhensible que Scholem ait souhaité en préserver la spécificité. D'autre part, Scholem a consacré sa vie de chercheur à l'étude et à la délimitation d'un domaine d'études dont il est en grande partie fondateur. Dès lors, il a consacré une grande énergie à définir ce qu'est la kabbale, mais aussi ce qu'elle n'est pas. Le refus d'intégrer dans les études de la kabbale certains pans de son histoire commence à être reconnu et étudié par la recherche contemporaine. Ainsi, Boaz Huss a largement démontré le peu de considération que Scholem accordait à la kabbale moderne et contemporaine, son exploration des Grands courants de la mystique juive s'arrêtant avec la naissance du hassidisme au XVIIIe siècle. La phase de développement tardif de la tradition kabbalistique n'a pas été prise en compte par Scholem, au motif qu'elle s'éloignait trop de sa formulation classique seule digne d'intérêt. Nous avons pour notre part pu démontrer que le discrédit qui a longtemps pesé sur la kabbale chrétienne (la « petite sœur chrétienne » de la grande mystique juive) était fondé sur le même type d'attitude de la part de Scholem, qui consistait à décrédibiliser un courant pour mieux faire ressortir la spécificité de celui qui l'intéresse essentiellement. Mais le tri qu'il opère parmi les courants kabbalistiques « authentiques » et dignes d'être étudiés s'explique dès lors que l'on rappelle sa volonté de préserver le caractère identitaire que revêt la kabbale dans sa conception du judaïsme, elle qui lui semblait le mieux pouvoir fonder ou refonder une identité juive qu'il considérait être en péril dans le contexte du judaïsme allemand de la fin du XIXe siècle.

  1. littérature des Palais et du Char

    La littérature mystique juive ancienne s'articule principalement autour de deux thèmes : la merkavah (le « char divin ») et les heikhalot (les « palais ») ayant donné lieu à de nombreux commentaires connus sous le nom de « littérature des Palais » ou « littérature de la merkavah » datant approximativement des IVe, Ve et VIe siècles. La figure centrale est celle du trône divin, objet de la contemplation du mystique, qui doit surmonter les différentes étapes (que sont les différents palais) avant de parvenir au palais du Roi divin.

  2. Sefer ha-Bahir

    Le Sefer ha-Bahir, littéralement le « Livre de la clarté » est un des tout premiers textes de la tradition mystique juive. Sa datation, bien que controversée, est estimée au XIIe siècle. Adoptant la forme du Midrach, le Bahir se présente comme un ensemble de commentaires assez disparates sur le récit biblique, fondés sur des concepts qui seront largement développés dans la littérature kabbalistique ultérieure.

  3. kabbale lourianique

    La kabbale lourianique est un système kabbalistique attribué à Isaac Louria (ou Luria) (1534-1572), kabbaliste d'origine ashkénaze qui s'est établi à la fin de sa vie en Galilée, dans la ville de Safed. Son enseignement se présente comme un commentaire de la tradition zoharique qu'il contribue cependant à largement développer et rénover. Dans une forme qui se veut classique, Isaac Louria a introduit des concepts originaux et novateurs au sein de la tradition kabbalistique, contribuant notamment à sa popularisation.

  4. Midrach

    Le Midrach renvoie à une lecture approfondie et un commentaire largement développé du texte biblique. La littérature midrachique se développe sur une longue période, allant du Ier au XIe siècle de l'ère chrétienne.

  5. Moshe Idel

    Moshe Idel, historien de la kabbale né en 1947, a occupé la chaire fondée par Gershom Scholem à l'université hébraïque de Jérusalem, consacrée à l'étude de la mystique juive. Il a profondément renouvelé la perception de la kabbale notamment grâce à ses travaux sur la mystique d'Abraham Aboulafia et sur le messianisme dans la kabbale.

  6. Abraham Aboulafia

    Abraham Aboulafia est un kabbaliste espagnol du XIIIe siècle. Ses œuvres sont fortement empreintes de messianisme et d'élans prophétiques. Il a élaboré une technique kabbalistique originale qui se fonde sur la méditation des lettres hébraïques et des noms divins, comparable à ce qui existe dans l'ésotérisme musulman.

  7. sefirot

    Terme technique présent dans la littérature kabbalistique. Les sefirot sont généralement au nombre de dix et désignent les degrés d'émanation qui constituent autant d'attributs de Dieu, accessibles à l'homme dans sa recherche d'une connaissance ou d'un contact avec la divinité.

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