Religions et gestion de la violence

L'accomplissement de la prophétie

Le grand récit que développe Daech dans Dar-al-Islam est en phase avec d'autres grands récits qui empruntent à l'eschatologie islamique : il véhicule les références au conflit apocalyptique opposant une faction du monde musulman, détentrice de la vérité, face aux apostats et au reste du monde. Dar-al-Islam identifie clairement la période actuelle de « troubles » (fitan) comme prélude à la fin des temps. Les conditions de cette fin des temps sont progressivement réunies : le déplacement de l'épicentre du monde musulman de La Mecque vers le pays du Châm[1] , pour délivrer Jérusalem, la nouvelle Mecque où, à la fin des temps, s'établira le royaume gouverné par le Mahdi[2] ou le Christ ; les Nations dites non musulmanes qui convoitent les « terres musulmanes » ; les « ignorants » qui sont au pouvoir (des « mécréants » qui se signalent par leur perversité, leur corruption), sans compter le rôle du Dajjal[3] et des juifs. Un autre de ces signes avant-coureurs est « l'augmentation des conquêtes et la capture d'esclaves des terres de mécréance ».

La propagande de Daesh se plaît ainsi à systématiquement établir des correspondances entre les prophéties coraniques et les lieux et signes de l'histoire en cours. Cela renvoie à des codes religieux que le croyant musulman est censé avoir déjà pleinement intégrés ; il y reconnaît les signes avant-coureurs de la fin des temps évoqués dans le discours coranique et d'autres textes fondamentaux du corpus islamique. La fin de l'histoire prend corps. Introduisant le dossier de la 4e livraison de la revue, son rédacteur pointe le fait que « les événements se succèdent et la marche vers les grandes batailles de la fin des temps court à grande vitesse, le Qour'ân s'applique sous nos yeux et les histoires des Prophètes, des compagnons et des pieux se répètent » ; la terre du Châm est « le refuge des croyants lors des grandes batailles de la fin des temps accompagnées par la sortie du Dajjâl ».

Les prophéties se réalisent, et la création du Califat en est le signe le plus évident. Le rétablissement de l'État post-prophétique signe le début d'une nouvelle ère. Nombreuses sont les références à l'Armageddon[4] : l'heure approche de al-Malhamah al-Koubrâ (« la plus grande bataille avant l'heure »), celle qui doit se dérouler à Dabiq — d'où le nom donné à la version anglaise de la revue. « La victoire aura lieu après la dure bataille de Dâbiq » — dont on sait qu'elle fait référence à la ville de Dabiq située au Nord-Est de la Syrie qui, d'après un hadith sur l'apocalypse est l'endroit où les « armées de l'islam » devront affronter les « forces infidèles ».

S'appuyant ainsi sur plusieurs hadith-s, la guerre est justifiée par la nécessité d'accélérer l'advenue de la fin des temps : « A la fin des temps seront préservés des troubles ceux qui prennent l'épée pour combattre les ennemis d'Allâh et ceux qui font allégeance au Calife des musulmans ». Sont mobilisés des hadith-s qui par des paroles prêtées au Prophète font du djihâd l'esprit même de sa mission et le cœur de la Prophétie. Le retour du Califat, c'est « la fin de la domination des juifs, des croisés et de leurs alliés ». La conquête de Rome, souvent évoquée, fait allusion à un hadith selon lequel la prise de Rome suivrait celle de Constantinople et hâterait la « fin des Temps ».

Texte sur la perspective eschatologiqueInformationsInformations[5]

Nous sommes donc dans un momentum : celui « où la communauté musulmane allait atteindre le summum de l'humiliation » écrit Dar al Islam. Par la création d'un « État islamique », le Califat, est ainsi rendu applicable le concept de jihad offensif, c'est-à-dire l'expansion vers des pays qualifiés de non musulmans : « Un Etat dont la bannière flotte de l'Afrique de l'Ouest jusqu'au Khorassân, en passant par la Lybie, l'Algérie, le Sinaï, l'Irak, le Châm, le Yémen... comment ne pas y voir la réalisation des Prophéties ? ». Le leitmotiv majeur de la revue est d'inviter les musulmans à accomplir l'émigration (Hidjrah) vers l'État islamique pour se séparer physiquement des « mécréants » ; demeurer parmi eux, même en musulman qui accomplit ses devoirs, relève du « péché », dès lors que le Califat a été reconstitué. C'est là un des cinq éléments de la méthodologie pour « établir la religion » que décline Dar-al-Islam, à savoir : le tawḥîd[6] ; le rassemblement des musulmans pour constituer un groupe, une communauté ; l'écoute et l'obéissance ; la hijrah et le jihâd « dans le sentier d'Allah ».

On le voit, le prophétisme est un langage ; il reproduit le discours de la « Révélation musulmane », et est en même temps un fragment de révélation. Ce discours contribue à abolir la distance entre le Prophète de l'islam et les hommes (ceux-ci sont invités à l'imiter, littéralement), comme entre le texte et le présent. Cette relation s'établit ici et maintenant, dans l'histoire, dans une temporalité, une histoire dont s'écrit ou se réécrit le moment crucial : l'Apocalypse n'est plus un discours, la prophétie se réalise. Cet accomplissement est souvent illustré par la référence aux trois armées — une armée au Châm, une armée au Yémen et une armée en Irak. Car le discours de Dar-al-Islam est constamment fait d'analogies, explicites ou implicites, entre les prophéties et le monde réel, en mettant en relief les contingences historiques et en particulier géostratégiques. Les « prophéties » s'accomplissent ici (au Moyen Orient) et maintenant. Enfin, l'une des monnaies frappées par l'État islamique, celle de cinq dirhams, représente le minaret blanc de Damas et fait ainsi allusion au Hadîth rapporté par la compilation de Muslim[7] (n° 2937), en une allusion claire au moment déclenché, à savoir celui où s'engage le combat final.

  1. Pays du Châm

    La « Grande Syrie ».

  2. Mahdi

    Le « guide » ou le « sauveur » qui devrait apparaître à la fin des temps, promis par certains hadiths.

  3. Dajjal

    L'équivalent musulman de l'Antéchrist.

  4. Armageddon

    Nom dérivé d'un terme biblique (har meggido) qui désigne une montagne de Galilée, lieu symbolique du combat final entre le Bien et le Mal.

  5. Source : Dâr al-Islâm, n°2, p. 5. Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale

  6. Tawḥîd

    Considéré comme le dogme fondamental, le premier pilier de la foi musulmane monothéiste, le tawḥîd désigne la croyance en un Dieu unique ; son opposé est le shirk, ou « associationnisme ».

  7. Muslim

    Sahih Muslim : Ensemble d'écrits qui constituent l'un des six plus grands recueils de hadith de l'islam sunnite, écrit par l'imam Muslim ibn al-Hajjaj (821-875).

PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Jean-Philippe Schreiber, Université libre de Bruxelles-FNRS (Belgique) Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de ModificationRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)