Religions et gestion de la violence

La guerre juste

Cette guerre est-elle juste, conforme aux règles imposées par la tradition juridique sunnite ? Aux yeux de la revue Dar-al-Islam, c'est une guerre nécessaire, obligatoire, juste et légitime, effectuée sur les traces du Prophète de l'islam — qui est entre autres fonctions un chef de guerre, et qui n'apparaît presque que comme tel dans la propagande de Daech. Y revient régulièrement le verset dit « de l'épée » : « Après que les mois sacrés expirent, tuez les associateurs où que vous les trouviez. Capturez-les, assiégez-les et guettez-les dans toute embuscade. Si ensuite ils se repentent, accomplissent la Salât[1] et acquittent la Zakât[2] , alors laissez-leur la voie libre, car Allâh est Pardonneur et Miséricordieux » (Sourate 9, verset 5) — il leur apparaît clairement dans ce verset que Dieu ordonne de tuer les idolâtres où qu'ils se trouvent et que la condition pour qu'ils soient épargnés est qu'ils embrassent l'islam.

Dar-al-Islam oppose la terre de mécréance et de guerre à celle du califat : le dâr al-koufr (la terre de mécréance) est par essence une terre de guerre, où s'appliquent donc les lois de la « guerre sainte » ; le sang des mécréants n'est pas sacré. Le châtiment est mérité notamment celui des « Croisés » parce qu'ils doutent de l'unicité « d'Allah » — l'Occident est assimilé à la jâhiliyah, la société antéislamique idolâtre. Les « gens de la guerre » (ḥarbî) ne sont pas seulement les mécréants qui combattent l'islam mais bien tous les non musulmans, femmes et enfants compris, si ce n'est que suivant un avis juridique traditionnel, il s'agit de ne pas viser ces derniers intentionnellement. C'est donc une guerre obligatoire et licite — sourates diverses à l'appui —, en application du jugement de Dieu (la livraison n° 3 s'intitule ainsi « L'Etat islamique applique le jugement d'Allah »), qui ne déroge au meurtre que si le mécréant bénéficie d'un pacte avec l'islam. C'est la guerre comme réponse à ceux qui font sans cesse la guerre aux musulmans — et le discours d'osciller en permanence entre guerre offensive (justifiée par la tradition) et défensive (quand l'analyse est davantage politique).

« La destruction des idoles »

Source : Dâr al-Islâm, n°3, p. 3.

La légitimité des opérations martyres

Source : Dâr al-Islâm, n°3, p. 14.

Car cette guerre faite à l'islam est culturelle et idéologique aussi : « Si un faible d'esprit prétend que ces ennemis d'Allah ne nous combattent pas par la main, nous lui répondons qu'Ibn Taymiyah[3] a dit : ‘La guerre par la langue dans la religion peut faire plus de mal que la guerre par la main' [Aḥmad Ibn Taymiyah, aṣ-Ṣârim al-Maslûl, p. 385] ». La guerre et la terreur sont légitimes face à ceux qui sont dans le « péché » — c'est celui-ci qui engendre la peur, leur peur — et ne souffrent aucune transaction, aucun relâchement. Dar al Islam se fonde ici sur la Sourate 3 : « Nous allons jeter l‘effroi dans les cœurs des mécréants. Car ils ont associé à Allâh (des idoles) sans aucune preuve descendue de Sa part. Le Feu sera leur refuge ». Les « opérations martyre », à savoir les attentats, sont légitimes aussi : « Nul ne peut comprendre la question des opérations martyres si ce n'est celui à qui Allâh a donné la compréhension de la religion et de l'authentique échelle des valeurs dans le livre d'Allâh et la Sounnah de son Messager ». Les attentats de Paris sont ainsi justifiés par un long développement casuistique.

Le combat contre l' « associationnisme »InformationsInformations[4]

La mécréance est pire que le meurtre affirme Dar-al-Islam : « La mort du Moudjâhid qui sacrifie sa vie pour élever la parole d'Allâh et détruire le maximum d'ennemis mécréants est bien moins grave que le fait que la terre d'Allâh soit gouvernée par la loi du tâghoût[5] ». Le fait de détester les « mécréants » pour leur religion est décrit, en s'appuyant sur plusieurs versets coraniques, comme une obligation pour chaque musulman, et Dar-al-Islam insiste souvent sur le fait que la mécréance est bien le motif de la guerre. Quand Dar-al-Islam donne la parole à Aboû Mouqâtil at-Toûnissî, l'assassin de l'homme politique tunisien Mohamed Brahmi, celui-ci invite à ne pas chercher des cibles spécifiques : « Tuez n'importe qui. Tous les mécréants sont des cibles pour nous. Ne te fatigue pas à chercher des cibles spécifiques. Tue n'importe quel mécréant ».

Dans les recommandations de sécurité à l'adresse de ceux des lecteurs de Dar-al-Islam qui voudraient passer à l'acte en Occident, c'est comme souvent au jurisconsulte Ibn Taymiyya, source constante de Daech, qu'il est fait référence pour permettre, « en terre de guerre » de mettre ses obligations religieuses entre parenthèses dès lors qu'il s'agit d'un intérêt religieux supérieur : « Si un musulman est en terre de guerre ou de mécréance il ne lui ai (sic) pas ordonné de se différencier des mécréants dans l'apparence extérieure, car cela peut causer un mal. Mais il est même recommandé et parfois obligatoire que le musulman soit en apparence comme le mécréant s'il y a en cela un intérêt religieux [Iqtidâ as-Sirât al-Moustaqîm p. 163] ». Se fondant ici encore sur Ibn Taymiyya quand il évoque l'apostasie et la levée de l'étendard du Djihâd dans « les pays des deux lieux saints » (il s'agit ici d'une référence à la Déclaration de jihad contre les Américains qui occupent le pays des deux lieux saints d'Oussama ben Laden, lequel fustigea le fait que l'Arabie saoudite avait ouvert son territoire aux troupes américaines), Dar-al-Islam considère que « l'association » de quelque chose à Dieu est plus grave que le meurtre : le meurtre est mauvais et corrupteur, mais il y a dans la tentation de la mécréance un mal et une corruption plus grande encore.

Et de conclure sur la licéité et le caractère obligatoire de la guerre contre les « mécréants » en s'affranchissant de toute mise en perspective historique : « La sacralité du sang n'est affirmée que pour le musulman ou le mécréant jouissant d'un pacte avec les musulmans (soit un pacte de dhimmah[6] , soit un armistice, soit un pacte de sécurité). Quant au mécréant ḥarbî, son sang n'a aucune valeur comme cela est énoncé par le consensus des savants de l'Islam. Le jihâd d'attaque qui consiste à envahir les terres des mécréants pour qu'ils embrassent l'Islam ou se soumettent à la loi d'Allah est non seulement légitime mais c'est une obligation comme cela est accrédité par le consensus des savants de l'islam ».

Cette guerre est conçue comme une purification, sa violence est purificatrice et salvatrice : la mort est le châtiment de l' « apostat » ou du « mécréant », pour éradiquer le Mal et faire émerger une société juste, conforme au vœu de Dieu : « Purifier la terre de toutes ces (sic) impuretés » écrit Dar-al-Islam ; « qu'Allâh étende le territoire du Califat et qu'Il purifit (sic) la terre des impuretés rafidites[7] ». La guerre, qui ne « connaîtra pas d'interruption jusqu'au jour dernier » se marque par la mort de l'ennemi de Dieu, offrande sacrificielle. La guerre est sainte, elle est faite au nom de Dieu et pour celui-ci. C'est la voie vers la gloire de Dieu, et vers le salut. Ceux qui y meurent sont célébrés comme martyrs de dieu. L'anthropologue Scott Atran, dans son analyse du terrorisme, parle de campagne exaltée de purification, à travers des meurtres sacrificiels : il s'agit de sauver l'islam et, au-delà, de sauver l'humanité ; les acteurs de cette « guerre sainte » sont ainsi des acteurs rationnels, œuvrant à leurs yeux au bénéfice de ce qui est pour eux le « Bien ».

C'est une guerre totale aussi, sans distinction entre les civils (les victimes des attentats de Paris sont qualifiées de croisés) et les soldats . Reproche-t-on leur dureté aux soldats de l'État islamique? Ils ne font en réalité, nous dit Dar-al-Islam, exemples du Coran à l'appui, qu'imiter ce qu'ont fait les Compagnons du Prophète . Car cette violence n'est pas aveugle, elle est codifiée et justifiée, par une tradition coranique transposée dans le présent : la mise en esclavage, l'amputation, la crucifixion ou la décapitation ne sont ainsi pas uniquement le choix effrayant d'une violence théâtralisée, mais le résultat d'une application à la lettre de sanctions religieuses héritées face à la transgression de la loi qualifiée de divine. La livraison du n° 8 de Dar-al-Islam s'applique ainsi à démontrer, un dossier y consacré, la légitimité islamique des attentats commis en France et met au défi les autorités musulmanes françaises d'en faire la démonstration contraire — sa contre-réfutation casuistique, fondée sur les mêmes sources scripturaires et jurisprudentielles que ses détracteurs, est ainsi d'une densité saillante.

Appel au combat par le « Calife des musulmans »

Appel au combat par le « Calife des musulmans »

Source : Dâr al-Islâm, n°2, p. 5.

Couverture du huitième numéro de Dâr al-Islâm

Couverture du huitième numéro de Dâr al-Islâm

Cette guerre est aussi un sacrifice : « Nous avons des hommes qui aiment la mort comme vous aimez la vie », écrit le rédacteur de Dar-al-Islam, une fois encore en référence à Ben Laden. Il justifie la légitimité du sacrifice par l'histoire des Fossés à laquelle fait référence la Sourate Al-Bouroudj, de sorte qu'il ne s'agit pas d'un suicide dès lors qu'il est question de répandre l'islam par ce moyen. La mort n'est pas la mort : à maintes reprises Dar-al-Islam rappelle la Sourate 3, versets 169-170 : « Ne pense pas que ceux qui ont été tués dans le sentier d'Allâh, soient morts. Au contraire, ils sont vivants, auprès de leur Seigneur, bien pourvus et joyeux de la faveur qu'Allâh leur a accordée, et ravis que ceux qui sont restés derrière eux et ne les ont pas encore rejoints, ne connaîtront aucune crainte et ne seront point affligés ».

  1. Salât

    Prière islamique quotidienne, l'un des cinq piliers de l'islam.

  2. Zakât

    L'aumône, l'un des cinq piliers de l'islam.

  3. Ibn Taymiyah

    Taqî ad-Dîn Ahmad ibn Taymiyya (1263-1328) : théologien et jurisconsulte traditionnaliste, refusant toute innovation dans la pratique religieuse. Il tenta d'organiser le djihad contre les Mongols ilkhanides, qu'il accusait de mécréance. Son œuvre constitue l'une des principales références théologiques du wahhabisme et du salafisme aujourd'hui.

  4. Source : Dâr al-Islâm, n°3, p. 14. Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale

  5. Tâghoût

    Taghût (pl. tawâghit) : Terme utilisé pour désigner une idole, un « faux dieu » et, par extension, un tyran.

  6. dhimmah

    Le statut de la Dhimma régit historiquement en « terre d'islam » les relations entre la puissance protectrice musulmane et les « Gens du Livre » (juifs et chrétiens), leur garantissant un minimum de droits (droit de vivre, inviolabilité des personnes et des biens), en échange d'une capitation, tout en formalisant leur infériorité en termes sociaux et religieux.

  7. Rafidites

    Râfiḍî : « sectaire », « celui qui refuse ». Ce terme est notamment employé par certains sunnites pour affirmer que les chiites ne seraient pas des musulmans authentiques (cf. infra).

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