Sciences et religions à l'époque contemporaine XIXe - XXe siècles

Introduction

Pour l'ouverture de l'année académique en janvier 2008, les responsables de la Sapienza de Rome avaient prévu un orateur éminent : le pape Benoît XVI[1] en personne. Mais les organisateurs de cette ouverture n'avaient pas suffisamment pris en compte la valeur symbolique d'une telle invitation. Peu après l'annonce du programme, le professeur Marcello Cini[2] s'est indigné contre la présence d'un représentant religieux dans le domaine scientifique : dans une lettre ouverte au recteur de l'université il a déclaré que la religion n'avait pas affaire à la science, et que cela était d'autant plus clair si on considérait des cas comme ceux de Darwin ou de Galilée. Cette lettre encourageait d'autres personnalités qui se considéraient comme défenseurs de la science à protester contre l'intervention prévue. Et, quand quelqu'un a découvert qu'une vingtaine d'années auparavant le futur pape avait défendu dans un discours le tribunal ecclésiastique contre Galilée, ce discours a été pris comme la preuve indéniable de l'anti-scientificité du pape. Une note de protestation fut donc signée par 67 membres du corps enseignant, le Rectorat de la Sapienza fut occupé par des étudiants d'extrême gauche, et finalement Benoît XVI se désista en remettant son intervention à une date ultérieure. Or, malgré des manifestations de sympathie spontanées pour défendre le pape (dont le rassemblement de plusieurs dizaines de milliers de manifestants sur la place Saint-Pierre trois jours après la date prévue pour le discours), cette intervention n'a jamais eu lieu.

Cet épisode montre à quel point, au début du XXIe siècle, les rapports entre science et religion font encore vibrer les opinions, et il n'est pas surprenant que les défenseurs autoproclamés de la science se soient référés à l'affaire Galilée. Ce grand mathématicien florentin du début du XVIIe siècle est généralement connu comme pionnier tragique de la science moderne. Son combat pour une cosmologie héliocentrique[3], telle qu'elle avait été présentée par Copernic[4], et contre le système géocentrique[5] que l'Eglise adoptait à l'époque dans la tradition de Ptolémée[6], était utilisé comme symbole du combat entre la science rationaliste et libre d'un côté, et l'Eglise dogmatique et donc irrationnelle de l'autre. De son vivant même, Galilée a été considéré comme un héros et très rapidement comme le « martyr » de la science. Des légendes autour de son personnage se sont accumulées, on lui a fait dire des bon-mots qu'il n'a jamais prononcés, et on lui a même attribué des découvertes qu'il n'a jamais faites. Ainsi, en définitive, Galilée est devenu une sorte de « saint » pour des non-religieux, pour une partie de ceux qui contestaient le rôle des autorités religieuses dans le champ scientifique et dans les institutions académiques.

Or, à la fin du XIXe siècle, une historiographie critique a commencé à démystifier Galilée, mouvement très mal reçu par l'historiographie nationaliste italienne mais suscitant l'attention des apologistes[7] catholiques. Si Galilée n'était pas la personne transmise par des légendes, l'image de l'Eglise dans cette affaire pouvait s'en trouver réifiée. De fait, ce travail de recherche orienté vers un but apologétique, a mis à jour des sources moins favorables à l'image de Galilée et à sa façon de défendre l'héliocentrisme. Depuis, deux versions de « l'affaire Galilée » s'opposent : d'un côté les prolongations du mythe héroïque qui a trouvé un avocat fameux en la personne de Bertold Brecht[8] avec sa pièce Das Leben des Galilei de 1939 ; et de l'autre, la tradition apologétique catholique dans laquelle, sans aucun doute, s'est aussi située la défense du tribunal de Galilée par le futur pape.

En présence de ces deux lectures, il est difficile de se prononcer sur l'affaire Galilée sans se faire soupçonner de promouvoir l'un des deux camps. De par la valeur symbolique que cette affaire implique toujours, elle est un sujet prometteur pour évaluer les rapports passés et présents entre science et religion, non seulement parce que Galilée lui-même nous a laissé ses réflexions sur ces rapports, mais surtout parce que, dans son cas, il ne s'agissait pas d'une confrontation entre science et religion, mais entre deux théories scientifiques, à savoir l'héliocentrisme et le géocentrisme. Ainsi, cette affaire est un cas exemplaire à différents niveaux pour évaluer ce qui se passe si deux systèmes de pensée[9] incompatibles s'opposent. Après avoir rappelé un certain nombre de données factuelles, la question de la confrontation entre science et religion (ou bien entre science et science) sera présentée, préalable à l'exposé d'une troisième lecture possible qui a son origine dans la philosophie des sciences[10]. Celle-ci permettra de comprendre pourquoi l'argumentation de Galilée n'a pas convaincu ses contemporains et ce que cette « affaire » révèle des débats contemporains.

  1. Joseph Alois Ratzinger

    (*1927) théologien allemand, pape de 2005 à 2013.

  2. Marcello Cini

    (1923-2012) professeur de physique théorique, émérite au moment de l'événement cité.

  3. Cosmologie héliocentrique

    conception du cosmos qui part du principe que le soleil est au centre de l'univers et que toutes les planètes (y compris la terre) tournent autour de lui.

  4. Nicolas Copernic

    (1473-1543) prêtre, médecin et astronome polonais qui a développé les bases théoriques de la cosmologie héliocentrique.

  5. Cosmologie géocentrique

    conception du cosmos qui part du principe que la terre est au centre de l'univers et que les planètes ainsi que la lune et le soleil tournent autour d'elle.

  6. Claude Ptolémée

    (v. 100-v. 160) mathématicien et philosophe grec et bibliothécaire de la bibliothèque d'Alexandrie. Son système géocentrique a profondément imprégné les travaux des savants du sud comme du nord de la Méditerranée jusqu'au XVIIe siècle.

  7. Apologétique

    défense et justification d'une idéologie (surtout religieuse) par le moyen de la raison.

  8. Bertold Brecht

    (1898-1956) dramaturge et poète allemand.

  9. Système de pensée

    ensemble de doctrines explicitées qui peuvent se présenter sous forme d'axiomes, mais aussi leurs présupposés implicites et les méthodes acceptées pour les prouver et pour en déduire des conséquences.

  10. Philosophie des sciences

    discipline qui traite du caractère commun, des présuppositions, des méthodes, des objectifs et des implications de ce qui, dans une société, est accepté comme « science ».

PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Coordination générale : Dominique Avon - Professeur à l'Université du Maine (France) Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de ModificationRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)