Politique, religion et constructions étatiques (XIe–XVIe/XIXe siècles)

Vers une théorie du contrat politique

Les théoriciens de l'État réfléchissent également, dans les deux royaumes, au rôle à donner au peuple, peut-être pour atténuer les effets négatifs de la fiscalité royale. Ils aboutissent ainsi à l'idée de « bien commun », qui peut être présentée comme une limite mais sert aussi de justification à l'autorité royale. En Castille, les théories monarchiques rappellent que le souverain doit prendre en compte les besoins du royaume et non seulement ses intérêts propres (Cien Capítulos, Espéculo). Aussi évoque-t-on souvent l'utilitas ou la necessitas regni, ou, dans les sources diplomatiques vernaculaires, le pro comunal, pro de la tierra ou pro del regno, c'est-à-dire le bien commun. Le roi possède la plénitude du pouvoir judiciaire parce que sa raison d'être est de rendre la justice à tous (Partidas). En contrepartie, il est tenu à des devoirs spécifiques, rechercher le bonheur de son peuple, aimer ses sujets, maintenir la paix, administrer la justice, dont il doit tenir compte dans son comportement quotidien (Partidas). Il est soumis aux lois qu'il promulgue (Espéculo) et il lui est interdit de partager ou d'aliéner le royaume. Si des auteurs évoquent la possibilité d'une dérive tyrannique et la dénoncent, ils refusent cependant de légitimer la moindre action contre le roi. Ils justifient en revanche pleinement la répression des révoltes contre l'autorité royale, nuisibles au bien commun. En France, la notion d'utilité publique est évoquée plus rarement, pour renforcer l'autorité royale, sans qu'il soit question de contreparties. Dans le Dialogue du clerc et du chevalier, elle justifie la soumission de l'Église au pouvoir royal ; dans les Coutumes du Beauvaisis (sous la forme « commun profit »), elle permet d'affirmer l'autorité suprême du souverain.

Dans les deux cas, la monarchie cherche à obtenir le consentement de l'ensemble du royaume à son renforcement. Les Partidas tentent ainsi de susciter une forme de patriotisme en expliquant que les habitants sont, par nature, contraints d'aimer le territoire sur lequel ils sont nés, donc le royaume et par là la monarchie. Ce raisonnement permet également au souverain de revendiquer, en termes féodaux, une forme de ligesse[1] applicable à tous les hommes du royaume (Partidas), et de condamner par avance toute rébellion armée. En France, le règne de Philippe le Bel met fin aux projets d'un État républicain structuré par la religion chrétienne, formulés par des auteurs scolastiques comme Thomas d'Aquin[2] ou Pierre de Jean Olivi[3]. Les nouvelles théories évoquent un État monarchique centralisateur, accapareur de richesse, mais bienfaisant envers le peuple grâce à sa capacité de redistribution. En pratique, le roi tente de se concilier la population en orientant l'opinion par les libelles et la convocation de diverses assemblées (ainsi en 1308, pour décider du sort des Templiers).

Contrairement à ce que la chronologie et les représentations superficielles sur les deux royaumes laissent à penser, la Castille d'Alphonse X élabore une théorie de l'État radicalement nouvelle et très ambitieuse, sous la supervision directe du souverain. Fondée sur la philosophie d'Aristote qui dépend en partie des traductions et commentaires arabes eux-mêmes transposés en latin, elle s'affranchit de la soumission à l'Eglise en affirmant que le roi est choisi directement par Dieu, ce qui lui confère un pouvoir suprême. Une génération plus tard, la monarchie française reste en retrait. Dans une approche plus pragmatique du renforcement de la monarchie, Philippe le Bel laisse s'exprimer, sans les cautionner, toutes les idées qui lui semblent contribuer au renforcement de l'État. La religion joue cependant un rôle central dans le processus qui conduit à l'affirmation de la souveraineté royale.

En Castille, la formulation de ces idées contribue au déclenchement des révoltes contre Alphonse X. Aussi ses successeurs les mettent-ils prudemment sous le boisseau jusqu'au milieu du XIVe siècle. Elles demeurent cependant une référence et le code juridique des Partidas finit par être adopté tel quel en 1348 (ordenamiento de Alcalá), servant ensuite de fondement au droit espagnol jusqu'au XIXe siècle. L'échec politique du souverain est dû ainsi en partie à sa conception de l'État monarchique, reprise postérieurement, et au choix de la mettre par écrit. Philippe le Bel, en développant des stratégies de communication indirecte, assure le succès de son œuvre politique, du moins dans un premier temps. Le renforcement du pouvoir royal suscite, après sa mort, les troubles des années 1314-1328, et le processus se ralentit. Alors que les écrits politiques se raréfient dans la France du XIVe siècle, ce sont les théoriciens impériaux qui finissent de détruire la notion de théocratie pontificale (Marsile de Padoue, Defensor Pacis, 1324).

  1. Ligesse

    L'organisation féodale permet d'entrer dans la vassalité de plusieurs seigneurs différents pour accroître sa position sociale, mais cette situation est source de conflits. Pour y remédier, il est d'usage, dès le XIe siècle par endroits, de désigner un seigneur lige qui doit recevoir prioritairement le service d'un vassal multiple. Les rois latins utilisent ce système pour renforcer leur pouvoir, notamment, en France, Philippe Auguste (1180-1223).

  2. Thomas d'Aquin

    Théologien et philosophe dominicain (1224-1274), enseignant à Paris (à la Sorbonne) et en Italie. Son nom a été utilisé pour désigner un courant théologique, le thomisme, dont l'une des caractéristiques consiste à intégrer de manière critique des éléments de la philosophie aristotélicienne dans la pensée chrétienne. Il est notamment l'auteur, à la fin de sa vie (1266-1273), d'une Somme théologique inachevée.

  3. Pierre de Jean Olivi

    Théologien franciscain (v. 1248-1298). Formé au thomisme à la Sorbonne, il exerce ensuite ses activités et son influence dans le Midi de la France.

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