Migrations religieuses (XVIe–XIXe siècles)

Un imaginaire espagnol fondé sur la matrice d'une menace

Il y a un écart entre le faisceau de motifs ayant accompagné l'expulsion des juifs puis des musulmans d'Espagne et la représentation qui domine dans les mentalités collectives de la péninsule ibérique pendant des siècles. Cette représentation est fondée sur une peur réciproque, celle de la       « solidarité islamique » d'un côté et de la réaction chrétienne de l'autre, à tel point que « chaque morisque musulman devenait suspect pour les chrétiens et chaque chrétien, aux yeux des morisques, était considéré comme un espion potentiel travaillant pour l'État inquisiteur ». Tout événement (révolte de Grenade en 1568-1570, actes de piraterie, poussée ottomane, négociations diplomatiques entre autorités musulmanes et puissances protestantes...) est ainsi saisi pour entretenir un sentiment de défiance permanente. En ce sens, le passé immédiat, marqué par les expéditions des Almoravides[1], des Almohades[2] et des Mérinides[3], est mis à contribution. Les juifs, n'ayant pas d'« États communautaires solidaires », sont expulsés en premier. Les musulmans, bénéficiant d'une « solidarité » de type confessionnel qu'on leur prête, à tort et à raison, obtiennent un sursis de plus d'un siècle. Dans les deux cas, la construction de l'identité espagnole s'élabore autour d'un principe majeur, celui d'une catholicité unifiée ayant refoulé ce qui ne relevait pas d'elle.

La construction d'images négatives entretient l'affirmation selon laquelle le « vivre ensemble est impossible » entre deux mondes présentés comme compacts et essentiellement différents. C'est ce qui ressort de la thèse de Louis Cardaillac qui note « l'absence totale de signe de compromis ». Cette représentation, visant à stigmatiser, est véhiculée à la fois par les hommes d'Église et par les historiographes espagnols. Dans son ouvrage sur Les Morisques du Maroc, Miguel Angel s'est penché sur la production de ces derniers, contemporains des faits. Il note qu'ils « étaient tous pour l'expulsion des Morisques, à l'image de l'opinion générale [...]. Les autorités religieuses et politiques savaient que le Morisque ne représentait aucun danger réel pour la sécurité de l'Espagne, mais elles ont exploité cet état de fait à des fins politiques ». Miguel Angel estime que la production des historiographes est une « tribune de propagande pour justifier l'expulsion ». Pour ce faire, des documents sont systématiquement censurés, à tel point que des informations importantes critiquant l'Église catholique sont cachées au roi. Ces faits traduisent le pouvoir considérable des autorités religieuses qui rend inconcevable une remise en question de leur position : les représentations, simplificatrices, doivent donc concorder avec la position officielle.

Les principaux idéologues de l'expulsion sont l'archevêque de Valence[4] et le patriarche Ribera[5] qui s'appuient sur des productions attribués à des apologistes de la foi catholique. Ils ne reconnaissent pas « l'hispanité aux Morisques », ils les perçoivent comme un « danger permanent » et, par contraste, ils font de Philippe III[6] le « héros de l'Espagne » ayant « enfin achevé la Reconquista, cette fois pour de bon ». Les documents de la collection Holland (des mémoires et des correspondances datées de 1542 à 1610), démontrent que le grand théoricien de l'État espagnol fondé sur une conception de la « race » est le dominicain membre du tribunal de l'Inquisition de Valence, Fray Jaime Bleda[7], auteur d'un livre dans lequel il expose des théories en vue de démontrer que « l'élimination des morisques est une nécessité urgente ». La position générale de ce courant qui ne connaît pas d'opposition peut se résumer ainsi : les morisques sont des Maures, ils sont arrivés en Espagne en tant que musulmans, ils doivent la quitter comme tels. Le travail de propagande, fondé sur une désinformation, prépare le terrain afin que l'opinion publique adhère aux mesures d'expulsion.

L'imaginaire espagnol de l'époque se résume à la production d'images stéréotypées et négatives envers les morisques comme envers les juifs. Contes, légendes, proverbes, actes à connotation « raciale », faux témoignages, chants populaires sont autant de vecteurs montrant que, pour les « vieux chrétiens », ceux qu'ils rejettent n'ont pas d'histoire, pas de localisation géographique – donc pas de patrie –, qu'ils sont voués à une discrimination et à une infériorisation systématiques. Pedro Aznar Cardona, au terme d'une longue investigation, rapporte ces témoignages selon lesquels tout « morisque est suspect parce qu'il participe à quelque conspiration » et, plus encore, que « leurs manières étaient celles d'enfants et familles de Satan ». Les Rois catholiques sont les premiers à comprendre l'importance capitale des représentations collectives pour consolider plus aisément leur pouvoir et en assurer la continuité. L'édification « d'un mythe national » se fait sur deux piliers : celui d'un bloc, facile à désigner, à attaquer et à expulser ; celui d'un bloc antagoniste, dont la mission – considérée comme « sacrée » – à lutter unanimement derrière leurs rois contre les           « infidèles » et les « hérétiques » qu'ils soient juifs, musulmans, protestants, Turcs, « Maures », « Morisques »...

Les spécialistes de la question morisque tels que Louis Cardaillac, Miguel Angel de Bunes Ibarra, Antonio Dominguez, Bernard Vincent, Guillermo Gosalbes Busto, ou encore Raphaël Carrasco ont, chacun à leur manière, évoqué les « rapports d'affrontements » associés à une certaine idée de la « culture » ou de la « civilisation » trouvant leur origine dans le « refus mutuel de l'autre », le « refus du compromis ». Rodrigo de Zayas utilise même l'expression de « racisme d'État » pour qualifier la politique des rois espagnols des XVIe et XVIe siècles animée par une volonté fédératrice, le creuset de la « nation » impliquant initialement une unification religieuse. Le terme est cependant à prendre avec précaution dans la mesure où il faut éviter tout anachronisme : cette politique ne peut être historiquement expliquée par les conceptions du « racisme » qui ont prévalu à l'époque contemporaine. C'est d'ailleurs au XXe siècle que sont construites d'autres lectures de la « question morisque ». Et ces représentations ne sont pas dépourvues d'ambiguïtés, d'une part parce que le général Franco s'est appuyé sur des contingents de soldats musulmans venus du Maroc pour lutter contre le gouvernement républicain en 1936 tout en se présentant comme un défenseur du catholicisme, d'autre part parce que l'immigration de musulmans vers l'Espagne depuis la fin des années 1970 crée un nouveau contexte d'interprétation du passé.

  1. Almoravides

    Dynastie musulmane « berbère » provenant du Sud marocain, qui règne entre 1055 et1147 sur ce qui est aujourd'hui le Maroc, une partie de l'Afrique occidentale, une partie de l'Algérie et de l'Espagne.

  2. Almohades

    Dynastie musulmane « berbère » provenant également du Sud marocain, qui détrône les Almoravides pour régner sur l'occident musulman, au sud et nord de la Méditerranée entre 1147 et 1269.

  3. Mérinides

    Dynastie musulmane « berbère » originaire de Fès, qui succède aux Almohades (en 1269) et règne sur l'actuel Maroc jusqu'au XVe siècle.

  4. Pierre-André de Léberon (1598-1622)

    Prélat placé à la tête de la circonscription ecclésiastique de Valence qui comprend plusieurs diocèses. Durant les XVe-XVIIe siècles, l'archevêque de Valence exerce un pouvoir considérable non seulement dans le champ religieux mais également dans le champ politique.

  5. Juan de Ribera (1523-1611)

    Fils du vice-roi de Naples, ordonné prêtre en 1557, il est nommé archevêque de Valence en 1568 avant de se voir attribuer le titre de vice-roi de Valence par Philippe III. Combinant une double autorité, religieuse et politique, il est connu pour être un des principaux promoteurs de la réforme du concile de Trente et de la politique d’expulsion des morisques, contre le protestantisme d’un côté et l’islam de l’autre. Béatifié en 1796, il est canonisé par le pape Jean XXIII en 1960. Peintre et graveur espagnol qui se distingue par un mysticisme intransigeant dont la trace se retrouve dans certaines de ses œuvres picturales dont : Le Martyr de saint Barthélemy (1630).

  6. Philippe III (1578-1621)

    Peu intéressé par sa fonction, il remet la direction du gouvernement espagnol dans les mains de Francisco Gomes, duc de Lerma puis de son fils. Il est partagé entre le désir de faire vivre le faste de la cour et celui de se retirer hors du monde pour vivre une solitude pieuse. Il meurt prématurément. Fils de Philippe II et de sa quatrième épouse et nièce Anne d'Autriche, fille de l'empereur Maximilien II du Saint-Empire et de Marie d'Espagne.

  7. Jaime –ou Jayme- Bleda (1550-1622)

    Moine dominicain de Valence, auteur de Defensio fidei in causa neophytorum siue Morischorum Regni Valentiae totiusque Hispaniae (« Défense de la foi dans l'affaire des nouveaux-chrétiens du royaume de Valence et de toute l'Espagne ») (1610). Il s'illustre, aux côtés de José de Ribera, comme fervent partisan de l'expulsion des morisques. Après avoir entrepris leur conversion, il les accuse d'apostasie et de blasphème contre la foi catholique.

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