Les revenus de l'Église dans une période troublée
Une documentation inédite laissée par Mgr Jean Hélou[1], évêque maronite du diocèse de Sidon permet d'étudier l'impact de ces événements sur les fidèles du vilayet de Sidon. Elle comporte neuf pièces dont deux journaux de visites canoniques[2] effectuées entre 1799 et 1808, quatre carnets des dîmes[3] collectées entre 1773 et 1808, un registre de sentences rendues entre 1787 et 1806, un livret réunissant les actes d'un synode tenu à Debel le 13 octobre 1808 et un carnet d'ordinations disparates non enregistrées dans les documents précédents. Toute cette documentation est consignée dans de petits carnets de diverses dimensions, confectionnés à la main pour pallier la rareté et la cherté du papier et pour être facilement glissés dans la poche de la soutane. Elle est complétée par un ensemble de circulaires patriarcales adressées aux fidèles du diocèse. Une circulaire, écrite en lettres arabes ou en lettres syriaques, annonce généralement la visite, présente le visiteur, rappelle aux fidèles, nommément désignés localité par localité, leurs devoirs de chrétiens. Elle détermine l'objet de la visite, notamment la collecte des dîmes et la contribution pour l'entretien du collège de ‘Ain Warqa[4] fondé en 1789. La perception de la dîme au profit du patriarcat maronite est une coutume établie dans le droit ecclésiastique depuis l'antiquité. Elle est codifiée dans le synode du Mont-Liban de 1736[5]. Celui-ci décrète et ordonne ainsi : « qu'il faut acquitter un montant déterminé des dîmes en espèces exigé de chaque diocèse eu égard à sa grandeur ou exiguïté que verse volontairement chaque évêque au patriarche dans un mois indiqué tous les ans. (...) Les évêques ont le choix de collecter eux-mêmes les dîmes habituelles requises qui leur reviennent dans leurs diocèses, ou bien ils délèguent un fidèle de l'église pour cette tâche ». Ces dispositions sont confirmées et complétées au synode de Canobin réuni entre le 28-30 octobre 1755 : « chaque évêque collecte avec les prêtres de paroisses et les couvents la contribution destinée au patriarche et la verse avec les dîmes ». Quant au synode de Mayfouk (21-28 juillet 1780) il précise encore les modalités de la collecte en décidant d'un montant d'argent fixe à acquitter chaque année au patriarche à titre de dîmes et d'une façon permanente et en répartissant le montant entre les 8 diocèses qui versent au total la somme de 2500 piastres.
L'institution de la dîme est à la fois signe d'unité et témoignage de reconnaissance de l'autorité du patriarche. Tous les diocèses y participent proportionnellement à leurs revenus et selon un barème consenti. D'autres contributions surviennent comme une marque de solidarité souvent œcuménique pour soutenir des œuvres ou remédier à des cas d'urgence imprévisibles (catastrophe naturelle, épidémie, famine, etc.)
La gestion faite de la dîme par les évêques est sévèrement encadrée. Le synode de Canobin de 1596, par exemple, énumère parmi les péchés réservés aux évêques : « 8 le péché de celui qui ne donne pas les dîmes au patriarche ou ce qui est dû aux évêques et aux prêtres (...) « 10 le péché de celui qui pratique l'usure ».
Dans ce sillage, l'ensemble de documents de Monseigneur Hélou constitue une source de première importance. Les carnets des dîmes et des dons au profit du collège d'Ain Warqa renferment les premiers éléments des statistiques démographiques. Ils recensent le nombre des contribuables dans chaque localité et dévoilent le montant versé par le chef du ménage.
Ils renseignent sur l'état social des fidèles repartis dans différents lieux. L'on s'aperçoit que les citadins contribuent davantage que les ruraux.
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Les journaux de visites confirment le phénomène d'émigration vers la Palestine puis vers l’Égypte. Ces migrants, essentiellement des commerçants grecs orthodoxes et grecs catholiques participent activement à la renaissance arabe dans les décades suivantes.
La part des contributions des fidèles du diocèse de Sidon notée un peu plus tard dans le registre des comptes du patriarche Hélou paraît importante par rapport aux autres diocèses, mais cohérente avec le nombre des fidèles et l'étendue du diocèse. Le diocèse paye annuellement la somme de 1 500 piastres, ce qui équivaut à la moitié du tribut du Mont-Liban dû au Trésor ottoman.
Il est alors légitime de s'interroger sur les bénéfices qu'il tire de ces contributions.
À consulter le registre d'immatriculation des collégiens de Ain Warqa on s'aperçoit que 16 étudiants se sont inscrits entre 1797-1823, dont quatre de Nazareth. Le diocèse de Sidon fournit le nombre le plus élevé de collégiens entre tous les diocèses. Parmi les diplômés durant la même période, on compte cinq évêques, dont un tient l'administration du collège pendant plusieurs décades, un autre devient titulaire du diocèse pour longtemps, un troisième, d'origine juive, devient vicaire patriarcal et président du tribunal maronite. D'autres lauréats du même diocèse, revenus à l'état laïc, s'illustrent comme pionniers de la renaissance des lettres arabes au Proche-Orient. Ces réussites indiquent que les contributions du diocèse de Sidon sont compensées, voire récompensées et rétribuées.
Le registre des sentences jette une autre lumière sur l'état social de la population. En effet, la visite examine principalement ce qui constitue la famille et structure la société, en particulier les questions matrimoniales. Elle vérifie la validité des exigences du mariage et de ses effets. Le mariage doit être un consentement libre de tout genre de contraintes. Nul ne peut contracter mariage avant l'âge canonique requis et en dehors de son rite. Les fiançailles se font obligatoirement en présence du curé pour une durée maximum d'un an, et l'on ne peut les rompre que pour des causes sérieuses. Les sentences montrent aussi les types des liens entre les membres de la famille, ainsi que sa taille et sa consistance. En général, un foyer est composé de six personnes en dehors des grands parents.
Les sentences traitent surtout les héritages concernant les veuves et les orphelins mineurs. Se soucier de cette catégorie sociale fait partie des devoirs de l'évêque. Il veille à leur accorder de lopins de terre susceptibles de produire suffisamment des récoltes pour leur subsistance. Les veuves ont généralement droit au tiers de l'héritage et recueillent des meubles et des ustensiles utiles à l'usage de la vie quotidienne.
Le registre montre que la propriété foncière est l'apanage de tous les ménages. Il existe de riches patrimoines dont les domaines sont éparpillés dans plusieurs endroits. Certains terrains sont hypothéqués et mis en vente.
L'argent est presque absent dans la répartition des héritages, ce qui montre que la propriété foncière demeure la colonne vertébrale de la société rurale.
Ces registres indiquent aussi l'existence d'un mouvement de commerce dans les grandes agglomérations, attesté par la tenue des boutiques et l'activité des usuriers locaux.
L'usure est prohibée dans tous les synodes maronites des temps modernes, en accord avec les décisions du Saint Siège. Elle est bannie également dans les circulaires patriarcales et complètement condamnée dans les deux synodes régionaux convoqués consécutivement par Monseigneur Hélou à Debel et à Bisri. Cependant, le patriarche Simon Aouad[6], auparavant disciple du collège maronite de Rome et membre actif du Synode du Mont-Liban, reconnaît l'usure compensatoire et fixe les taux des intérêts tolérables dans une circulaire de 1748.
Les carnets des visites de l'évêque Hélou renseignent surtout sur la situation religieuse du diocèse maronite de Sidon. Ils reflètent une présence bien organisée et ordonnée dans des paroisses qui ont leurs curés, avec un nombre suffisant d'aspirants aux ordres mineurs et majeurs ce qui assure la continuité. Les fabriques d'églises tiennent une comptabilité et se chargent de subvenir aux besoins des desservants et des lieux de culte. Lorsqu'un conseiller manque à ses devoirs, l'évêque le fait remplacer.
Les paroisses ont leurs écoles et leurs instituteurs. Elles possèdent aussi leurs églises nanties modestement des objets liturgiques nécessaires.
L'organisation en paroisse dénote que l'implantation de la population est bien établie, et par conséquent ancienne. Le cimetière, demeure des morts, entre dans l'orbite de la visite.
La visite mentionne un seul établissement régulier, celui de Notre Dame de Machmouche de l'Ordre libanais maronite, alors que les Antonins ont deux couvents dans la région Saints Pierre et Paul à Kattine et Saint Antoine à Jezzine.
Les mémoires des visites de Mgr Hélou témoignent de la réception de la réforme du synode du Mont-Liban et par conséquence celle du concile de Trente. Il montre une communauté des fidèles engagés dans la pratique de leur religion et attachés à leur Église. Certes, à l'égard de tous les habitants du vilayet, ils subissent les répercussions des prodromes de la question d'Orient annoncée par la faiblesse de l'Empire ottoman, les velléités d'indépendance et les conflits des intérêts occidentaux en Méditerranée. Ils pâtissent aussi de la crise économique conséquence du monopole, de la pression fiscale et de la panoplie de vexations arbitraires savamment exercées par Djezzar pacha. Malgré ces épreuves, les fidèles du diocèse de Sidon continuent à verser les deniers du culte. Cependant, ces calamités qui s'abattent sur le vilayet de Sidon annoncent son déclin et augurent un avenir pour Beyrouth qui entame son ascension irrésistible tout au long du XIXe s jusqu'à devenir un immense vilayet en 1882 englobant un territoire plus vaste que celui de Sidon lui arrachant sa gloire et sa fortune. Ainsi, Beyrouth se prépare pour devenir, en 1920, la capitale de l'État du Liban qui célèbre actuellement son centenaire.