Le soufisme comme domaine pour l'ascension et l'émergence religieuse des femmes
Face à son exclusion des fonctions religieuses traditionnelles, monopolisées par les hommes, les femmes choisissent une autre voie à travers une communication directe avec Dieu, grâce à l'expérience purement individuelle que représente le soufisme. Dans le monde du soufisme, les deux sexes sont égaux, Les femmes sont l'égal des hommes dans la piété et le culte, et la différence entre eux se dissipe, selon Muhya-e-dine Ibn' Arabi[1].
Avant de présenter les grandes caractéristiques de l'expérience soufie des femmes dans le Maroc médiéval, nous considérons qu'il est utile de nous arrêter un peu pour faire quelques éclairages sur la présence des femmes soufies dans les textes hagiographiques. Ce genre des sources intéressant le Maroc en particulier nous permet ainsi de nous pencher sur la vie des femmes mystiques adoratrices de Dieu (Walayi) et sur leurs dons surnaturels (Karamate). Nous ne nous contenterons pas dans le présent travail d'analyser toutes les données comprises dans le tableau, ou le contenu de toutes les biographies féminines de ces corpus, mais nous allons essayer de signaler et d'avancer une série de remarques qui nous paraissent utiles.
Nous sommes devant un mysticisme dominé par la mystique des hommes. Les auteurs de ce genre de sources n'ont pas exclu les femmes de leurs corpus, mais on peut constater qu'ils les citent exceptionnellement ; Les quatre livres hagiographiques les plus importants du Maroc médiéval ont cité 11 femmes soufies seulement parmi 399 biographies. Il convient de noter que ces sources ne mentionnent pas toutes les femmes soufies à cette époque. Il y a des références dans les mêmes sources qui se rapportent aux femmes non citées qui ont eu une forte présence dans leurs communautés. De nombreuses saintes sont ainsi signalées même si elles ne sont pas toutes l'objet d'une biographie. Ainsi, l'auteur d'At-Tachawwuf rapporte que 1000 saintes étaient présentes à Ribat Chakir lors d'un pèlerinage. Le même auteur dit que chez les Masmuda[2], sur 27 saints qui auraient atteint le stade de voler figureraient 14 femmes. Il est intéressant d'autre part de signaler que la mémoire populaire des Marocains retient majoritairement des noms de femmes mystiques absentes des livres hagiographiques. La mémoire des saintes fondée sur l'oralité et la pratique expérimentale semble ainsi plus efficace que celle fondée sur le répertoire des textes hagiographiques masculins.
Sur un plan géographique, beaucoup de notices biographiques de saintes concernent des régions rurales et montagneuses bien éloignées des grandes villes. La région à laquelle appartiennent la plupart des femmes soufies est la région berbère des Masmuda. Il s'y trouve une forteresse le Ribat Chakir[3] qui constitue un centre de développement de la mystique majeur à cette époque. Si les villes sont aux mains de juristes plutôt conservateurs, les zones rurales sont plus propices aux femmes en raison du maintien de certaines coutumes berbères qui leur sont plus favorables.
La majorité des femmes soufies ne se préoccupaient pas de laisser une trace écrite. Dans les témoignages conservés, aucune des femmes soufies n'a écrit une œuvre; c'est peut-être la marque de la mystique des femmes. Le seul texte que nous ayons trouvé jusqu'à présent, malgré les doutes sur l'auteur du livre, concerne Mariam Al-Semlaliyia[4].
Si nous n'avons pas pu obtenir d'informations sur le niveau de connaissances scientifiques des femmes mystiques, c'est parce que nous sommes dans un domaine où cet aspect n'est pas considéré comme d'une grande importance. La sainteté tire sa légitimité en dehors du domaine de la science apparente ; la mystique se fondant sur la connaissance cachée. Dans la mystique populaire, le miracle (karama) et la bénédiction (baraka) sont les éléments les plus importants. En revanche, la maîtrise de la science et du savoir ne constitue pas une condition pour l'élévation dans l'ordre de la bonté. Dans l'histoire du soufisme l'analphabétisme est une source de leur sainteté plutôt qu'un obstacle. Ainsi, Lalla Maymunah[5] est une femme diligente dans sa prière et lorsqu'on lui demande les versets qu'elle y récite, elle répond qu'elle n'en connaît aucun. Tout juste répète-elle : « Maymunah connaît Dieu, et Dieu connaît Maymunah ». Avec une telle simplicité et une profonde foi spontanée, Lalla Maymunah constitue un modèle de femme soufie illettrée.
L'intérêt des biographies de femmes soufies qui sont dispersées dans les corpus hagiographiques est considérable : il permet de suivre, d'une part, l'évolution globale du phénomène mystique féminin depuis ses premières manifestations et, d'autre part, les aspects spécifiques de chaque période de l'histoire du Maroc.
Le signe le plus ancien du phénomène de la mystique des femmes au Maroc remonte à la fin du XIe siècle. Cependant, ce phénomène a connu une forte recrudescence au temps des Almohades (XIIe et XIIIe siècles) époque de la grande expansion mystique et guerrière des Berbères du Haut Atlas et de la propagation du mouvement soufi au Maroc en général. Au cours de la période mérinide (de la fin du XIIIe jusqu'au XVe siècle) de nombreuses femmes exercent une forte influence spirituelle et sociale. La figure la plus marquante à cette époque est Aziza Sakssiwia dont la notoriété dépasse, selon Ahmed Ibn Qunfud, les limites de son village natal. Elle vit parmi ses adeptes, hommes et femmes mélangés. Plusieurs tribus la consultent pour régler différents conflits. En exerçant ce rôle d'arbitre, Aziza constitue une exception dans l'histoire du soufisme des femmes marocaines.
Les sources à la fin du Moyen Age et au début de l'époque moderne évoquent une présence assez importante des femmes dans les Zaouïas[6] où elles disposent d'un endroit spécifique pour avancer sur leur chemin mystique. En outre, beaucoup de femmes soufies construisent leurs propres Zaouïas. Au milieu du XVIe siècle, Aisha bint Ahmad al-Idrisiya[7] dirige une Zaouïa à Chefchaouen, une ville au nord-ouest du Maroc. Au début du XVIIe siècle Zahra bint Abdullah al-Kush[8] dispose d'une Zaouïa à Marrakech dont la réputation s'étend bien au-delà de la ville.
Les biographies des femmes soufies nous permettent également d'apporter un éclairage particulier sur certaines caractéristiques du profil mystique de ces femmes suivant les périodes. Dans ces premières manifestations le mysticisme féminin est dominé par l'ascétisme, l'isolement, et la solitude. Ces caractéristiques sont communes entre ces femmes aussi bien parmi les saintes présentées par Al-Tadili que parmi celles décrites par Ibn Qunfoud. Au Nord comme au Sud marocain, nous rencontrons des ascètes, des analphabètes, dont les prodiges sont identiques.
Les biographies des mystiques des XVIe et XVIIe siècles mettent en revanche en valeur une des figures les plus fréquents du mysticisme : celle de la mystique folle (majnounates ou bahloulates), extatique ou encore effervescente (majdhûbates). Ces figures ne laissent personne indifférent, contribuant à leur popularité et leur conférant une réputation de sainteté et de bonté. La sainte Safiyah Labada peste, insulte les personnes, et se déshabille sans être châtiée, car elle paraît folle, mais à l'intérieur ces gestes font d'elle une mystique ; son discours incompréhensible, plein de sagesse et de connaissance, devient un mystère auquel la communauté cherche une explication.
Les femmes soufies du la ville de Fès à travers l'œuvre biographique Salwat al-Anfas sont également décrites comme absentes, errantes ou folles. Elles entrent en contradiction avec l'image de la ville dans la plupart des textes historiques qui la présente comme la cité des sciences, des juristes et des institutions culturelles, une ville qui produit le discours officiel et le système religieux du pays. Les femmes soufies de Fès sortent des cadres de la religion institutionnelle et reflètent un autre modèle de religiosité populaire et mystique. Elles démontrent que la ville est habitée par des groupes sociaux dont les références religieuses ne se limitent pas à l'islam des oulémas (juristes), mais participent d'autres formes de religiosité basées sur le soufisme.
À côté des folles et des extatiques, les textes hagiographiques nous présentent des femmes soufies ordinaires qui revendiquent une place dans le domaine sacré sans renoncer pour autant à leur vie familiale. Elles sont souvent décrites en utilisant un vocabulaire différent de celui des modèles précédents : vertueuse, pure, parfaite, savoureuse, soumise, obéissante à Dieu, épouse idéale dédiée au service de son mari et de ses enfants. Cependant, ce troisième modèle de femme mystique est moins bien représenté que ceux des folles ou des ascètes qui sont des figures plus marquantes dans l'histoire du soufisme marocain. Leurs comportements et leurs actes extraordinaires leur confèrent une position plus élevée dans le domaine de la sainteté.