L'évolution du mouvement soufi au Maghreb
Trois phases peuvent être distinguées dans l'histoire du soufisme au Maghreb : la phase maraboutique au cours de laquelle la mosquée se transforme en lieu d'enseignement mystique, la phase des Tawaifs au cours de laquelle les tribus cherchent à développer leur sainteté et enfin celle de la Zouïa où la sainteté engendre le pouvoir.
Phase maraboutique
Le soufisme arrive concomitamment avec l'islamisation du Maroc et l'édification des premières mosquées dont le but est de pousser les tribus amazighs à adhérer aux principes de la nouvelle religion. Ces premières mosquées marocaines, portant le nom de leurs fondateurs comme Chakir Al Azdi, Oukbaa Al Fihri et d'autres, se transforment ensuite en des lieux d'enseignement et de pratique mystique mais aussi de dévotion envers des saints du passé. Les tribus amazighs adoptent bien vite une stratégie visant à se construire une généalogie sacrée s'accaparant tel ou tel mystique prestigieux afin d'asseoir leur pouvoir.
Ainsi la tribu des Regragas[1] développe son propre mythe fondateur qui en fait une tribu chrétienne dont sept de ses membres ou patrons, sont vénérés comme des apôtres, pour avoir rencontré le Prophète Muhammed à la Mecque qui les aurait directement converti avant qu'ils ne reviennent au Maroc pour convertir l'ensemble de la tribu des Regragas et disséminer l'islam parmi les tribus avoisinantes. Cette même tribu devient ensuite la pépinière du mouvement soufi dans le sud marocain œuvrant à la création et à légitimation de nombre de confréries soufies et de zaouïas.
Parallèlement à l'essor de la tribu des Regragas, le Maroc connaît dès la fin du VIIIe siècle (IIe siècle de l'Hégire) une floraison maraboutique, sans nécessairement qu'il y ait de liens avec le phénomène précédent, caractérisée par l'édification de ribats, dont les occupants sont des marabouts connus comme des « adorateurs de Dieu » dans la littérature soufie décrivant leurs vies. Comme en Orient, ces marabouts pratiquent l'ascétisme, renoncent au luxe et délaissent les plaisirs de la vie dans l'espoir d'en jouir au paradis. Cependant leur mode de vie reste marqué par un cheminement individuel et indépendant. Leurs activités sont pratiquées dans des lieux reculés et lointains appelés ribats, qui peuvent être des cavernes ou des cabanes situées aussi bien en forêt qu'en montagne ou encore sur la rive d'un fleuve ou sur un point de la côte. L'important pour ces gens est d'avoir accès à l'eau potable et à des vivres pour se nourrir. Malgré cet éloignement du reste du monde, ces marabouts (mourabits) avaient un rôle d'encadrement socio-religieux dans le monde rural et ont ainsi contribué à la propagation de l'islam, de la langue arabe et des sciences religieuses au sein des tribus amazighs tout en s'opposant aux courants et aux doctrines connus pour leur extrémisme.
Le mouvement maraboutique commence à se structurer dès la fin du XIe siècle (Ve siècle de l'Hégire) d'abord en ville, puis dans les campagnes. La crise générale que connaît le Maroc à la fin de la dynastie des Almoravides[2], entraîne au cours du XIIe siècle (VIe siècle de l'Hégire), une réorganisation des Ribats sous l'égide de l'école d'Al Ghazali[3], connue au Maroc, sous le nom de « l'école de la consécration de l'unité du soufisme »et qui inaugure une période de stabilité pour le soufisme.
Phase des Tawaifs : ou quand la tribu cherche à construire sa propre sainteté.
Au cours de la phase que l'on appelle l'unité du soufisme, marquée par de nombreuses convergences entres les différents courants soufis, quelques questions majeures demeurent. La première concerne le sens et la nature des états spirituels chez les soufis (Al Ahwals), la seconde celle des stations à parcourir pour aboutir au stade suprême (Al Maqamats). C'est à cette époque qu'apparaissent les taifas[4] soufies, souvent décrites dans les récits de l'époque. Ces groupes se structurent sur des bases tribales et deviennent de véritables institutions qui développent des pratiques mystiques collectives. Ces taifas se distinguent ensuite par les origines géographiques de leurs adeptes et n'adoptent pas toujours les mêmes pratiques malgré les convergences observées. Leur efflorescence montre néanmoins la richesse du soufisme à l'époque.
Les dirigeants des taifas soufies jouissent désormais d'une grande autorité, sans précédent dans l'histoire du Maroc. Grâce à leur base tribale, ils deviennent des acteurs majeur du rétablissement de l'ordre et de la sécurité et à jouent un rôle d'intermédiaire entre les tribus et le gouvernement central. Le dynamisme de ces taifas, couplé à leur assise populaire permet la propagation des principes soufis dans presque tout le Maroc préparant la naissance du soufisme populaire ou soufisme confrérique.
Cycle des Zaouïas : ou quand la sainteté engendre le pouvoir.
Les Mérinides au pouvoir entre le XIIIe et le XVe siècle s'efforcent, sans succès, d'entraver le développement du soufisme. Au contraire, à chaque fois que le pouvoir central marocain subit un revers, le soufisme prend lui de l'ampleur. De la sorte, le mouvement soufi donne naissance aux Zaouïas, des organismes religieux, résultant du long processus de structuration du soufisme marocain depuis le Xe siècle (IVe siècle de l'Hégire) et son émergence politique et spirituelle sous les Almoravides.
Les historiens appellent « cycle de la Zaouïa », le processus par lequel cette institution à l'origine religieuse et mystique parvient à se construire un destin politique. La réussite de la Zaouïa « ne manque pas de porter ombrage au pouvoir temporel, qui voit lui échapper le monopole de l'autorité religieuse » comme l'indique l'historien Paul Pascon. L'histoire des Zaouïas est donc très liée à celles des dynasties régnantes au Maroc. Dans certains cas la Zaouïa incarne en elle-même les fondements de l'autorité politique, en raison du rôle politique éminent de ses dirigeants. Ainsi les chefs des zaouïas arbitrent et mettent fin aux conflits entre fractions, car « la tribu est incapable de produire des institutions qui la dépassent » (Paul Pascon). Pour beaucoup la Zaouïa est la cour des nations tribales, pour autant que les tribus la reconnaissent et dans une société segmentaire, comme la société marocaine, où la tribu était un composant vital, la zaouïa joue un rôle essentiel pour garantir son équilibre.
Alors que le Maroc traverse au début du XVIe siècle (Xe siècle de l'Hégire) une nouvelle crise, la zaouïa représente alors une institution fondamentale, non plus seulement comme organisme religieux ou éducatif, mais bien comme instrument politique déterminant.
Ainsi les historiens contemporains ont mis en avant le rôle majeur joué par la zaouïa jazoulie[5] du Sous, en particulier ses deux principaux dirigeants : Mohamed Ben Moubarak, chef de la zaouïa d'Aqqa, et Baraka ben Ali, chef de la zaouïa de Tidssi, dans le soutien aux Saadiens, grâce à une propagande active en leur faveur dans tout le sud marocain et parmi les disciples de la zaouïa jazoulite dispersés dans toutes les régions du pays, jusqu'à leur investiture au pouvoir en 1554. Les zaouïas agissent également concrètement auprès des populations des campagnes sous contrôle saadien victimes de famines et de sécheresses à répétition. De la sorte, les Jazoulis appuient largement les Saadiens dans leur conflit contre le pouvoir central des Wattassides[6] (Banou Wattas)
Le grand cheikh de la conférie jazoulie, Abdallah al-Ghazouani[7], en vient même à renier son allégeance aux Wattassides pour soutenir officiellement les Saadiens lorsque ces derniers entrent à Marrakech en 1524. Il devient alors le chef d'orchestre du mouvement, dirigeant les combats militaires contre les Wattassides et organisant ses disciples pour surmonter les conséquences de la crise dans les campagnes. Ainsi il concrétise le projet des premiers marabouts jazoulis asseyant la légitimité de la confrérie d'une part et participant, d'autre part, à mettre en place un modèle politique capable d'unifier les Marocains dans leur combat contre les Ibériques. L'Etat-Nation marocain que fondent les Saadiens repose ainsi sur des principes moraux largement inspirés par la doctrine mystique de la confrérie jazoulie.