Une forme de violence religieuse
Les régimes totalitaires ont engendré des martyrs parmi les personnes persécutées pour leurs convictions et pratiques religieuses. Cette situation perdure dans de nombreuses contrées où la coexistence pacifique n'est pas garantie pour les minorités et où les passions confessionnelles s'enflamment régulièrement. Par ailleurs, le terme s'est étendu à des engagements politiques et moraux non religieux, dans la célébration des « martyrs de la nation » ou des « martyrs de la liberté », par exemple. Beaucoup de mouvements, de tous bords, s'en sont saisis et s'en saisissent encore pour légitimer leur cause et glorifier leurs combattants. Mais aujourd'hui, le « retour du religieux » concerne aussi le martyre et sa célébration.
Dans le Coran, le mot « shahîd », martyr, est utilisé dans le sens de « témoin », un usage qui fait d'ailleurs écho à l'étymologie grecque du terme « martyr ». Le martyr musulman des premiers siècles s'offre en sacrifice en combattant pour l'islam. Il ne subit pas passivement les coups portés par l'ennemi mais lutte, jusqu'à la mort, pour défendre ou étendre sa religion. Malgré les influences chrétiennes, subies dans le contexte des croisades, le fait d'être torturé ou tué pour servir la cause de sa foi reste peu valorisé dans l'islam sunnite, peut-être parce que, jusqu'au XIXe siècle, celui-ci se retrouve moins souvent en situation minoritaire que le christianisme. Or, la valorisation du martyre est surtout présente dans les minorités religieuses. En réalité, c'est le chiisme, minoritaire au sein de l'islam, qui a promu le martyre au rang de thème fondateur puisqu'il commémore chaque année la mort en martyr de Husayn[1] , fils de ‘Alî[2] .
Mais la vogue des passages à l'acte sous la forme d'attentats-suicides est récente ; elle s'enracine dans les luttes contre l'impérialisme européen au XIXe siècle. Depuis cette époque, les liens entre martyre et jihad/guerre sainte s'intensifient et se complexifient. Dès les années 1980, certains groupes islamistes revendiquent le titre de martyr dans le cadre des attentats-suicides. Une nouvelle ère à la fois « martyriste » et jihadiste, ouverte avec Al Qaeda, est loin de se terminer puisque le « martyro-jihadisme » s'est universalisé et diversifié. En ce début de XXIe siècle, Daesh et ses alliés le brandissent comme une de leurs armes les plus redoutables.
Les communautés chrétiennes en Orient (re)découvrent quant à elles les dures réalités de la persécution et aussi, dans des circonstances extrêmes, du martyre. L'assassinat du père Jacques Hamel[3] dans son église en Normandie en juillet 2016 est venu confirmer que la mort en martyr de chrétiens et les discours produits autour d'elle ne se limitent pas aux contrées où le christianisme est historiquement minoritaire.
D'ailleurs, certains théologiens catholiques n'hésitent pas à souhaiter que le martyre soit redéfini, voire réinventé, pour le XXIe siècle. Ils estiment que celui-ci est une voie d'authentique spiritualité qui va à contre-courant du nihilisme ambiant . Certes, leur propos concerne le martyre au sens large et métaphorique, en d'autres termes, l'esprit de sacrifice qui rend capable d'accepter les souffrances au nom de l'amour divin, de « charger sa croix du fardeau de la réalité » pour reprendre le vocabulaire des auteurs de l'ouvrage collectif Repenser le martyre. Enjeux historiques et spirituels (2008).