Le christianisme, religion de martyrs depuis les origines
La religion chrétienne est fondée sur l'expérience et la célébration du martyre à travers la passion et la crucifixion du Christ. L'auto-sacrifice de celui-ci en est l'acte fondateur et la principale raison d'être. Ce message central a été répété par les pères fondateurs du christianisme dont beaucoup ont d'ailleurs choisi d'imiter le Christ et de mourir eux aussi en martyr de la (vraie) foi. Les apôtres Pierre (qui aurait été crucifié) et Paul (qui aurait été décapité) sont deux exemples célèbres, notamment parce que leur sort a inspiré maints artistes. Les apôtres et autres témoins directs ou disciples de la première heure sont rejoints par les nombreux chrétiens martyrisés jusqu'au IIIe siècle pendant les vagues successives de persécution aux quatre coins de l'Empire romain. La commémoration de la mort exemplaire de ceux-ci, par des cultes organisés sur leurs lieux de sépulture réels ou supposés, autour de leurs reliques, réelles ou supposées, est le point de départ de la vénération des saints.
En effet, les premiers saints reconnus comme tels par la « vox populi » puis par l'Église, sont tous des martyrs. Ils sont en grand nombre pour la simple raison que la mort en martyr est considérée par les premières communautés chrétiennes comme le moyen le plus noble pour témoigner de sa foi et défendre la vérité. Pour que le martyre soit effectif, il faut qu'il soit consenti sans être pour autant suicidaire. Surtout, ses motivations religieuses doivent être clairement identifiées et primordiales. De ces critères dépend l'admission des martyrs chrétiens dans les « martyrologes », des listes de saints reconnus et dont l'Église recommande la vénération. Celles-ci connaissent beaucoup de remaniements, jusqu'à la fixation, sur ordre du pape Grégoire XIII[2] , d'un « martyrologe romain » en 1583.
Cette compilation appelée aussi « panégyrique » a été revue à de nombreuses reprises : au fur et à mesure que les procédures de canonisation se sont complexifiées et figées, les autorités ecclésiastiques y ont ajouté de nouveaux saints et en ont retiré maints autres, notamment beaucoup d'anciens martyrs. Les dernières purges importantes, plutôt discrètes, remontent aux années qui ont suivi le concile Vatican II, une époque marquée par la volonté de purifier les pratiques, entre autres dans le domaine du culte des saints. Certains saints martyrs, tel Laurent[3] , ont été vénérés de manière continue pendant de longs siècles et jusqu'à nos jours. Leur histoire tragique fait partie de l'imaginaire collectif, grâce entre autres aux représentations artistiques qui s'en sont inspiré . De nombreux autres martyrs ont toujours leur place dans le « martyrologe romain » mais ne font plus l'objet de la dévotion populaire. Il en va ainsi de Polycarpe[4] , un des premiers martyrs dont le sort est bien documenté, grâce au récit rédigé par des témoins oculaires vers le milieu du IIe siècle.
Lorsque les persécutions se sont taries, à l'époque où le christianisme s'est imposé comme religion reconnue, puis comme religion d'Etat, une deuxième catégorie de saints, celle des « confesseurs » qui témoignent du Christ sans sacrifier leur vie pour lui, est venue compléter celle des saints martyrs. Mais les martyrs, considérés comme des intercesseurs particulièrement puissants, sont toujours très présents dans le martyrologe catholique, d'autant plus que de nouvelles persécutions ont permis d'y ajouter de nouveaux noms à vénérer. Parmi ceux qui ont rejoint les rangs des saints de l'Église catholique à la fin du XXe siècle figurent Edith Stein[6] et Maximilian Kolbe[7] , morts tous deux dans les camps de concentration nazis. Ils côtoient entre autres les « martyrs du Brésil » et les « martyrs du Japon » du XVIe siècle, les « martyrs du Paraguay » du XVIIe siècle, les « martyrs de la Révolution (française) », ainsi que les « martyrs du Vietnam », les « martyrs de Corée » ou les « martyrs d'Ouganda » du XIXe siècle.
En parallèle au discours théologique sur le martyre s'est constituée une importante littérature hagiographique qui n'a cessé de fleurir depuis les écrits des premiers Pères de l'Église[8] et qui a connu des moments d'apogée au moyen âge, à l'âge baroque et aux XIXe-XXe siècles. Dans la Légende Dorée de Jacques de Voragine[9] , le fleuron le plus célèbre de cette tradition, rédigé au milieu du XIIIe siècle et largement diffusé à travers la Chrétienté latine, les saints martyrs sont surreprésentés. Ils le sont aussi généralement dans les livres de piété encourageant la vénération des saints à l'époque moderne et contemporaine. Certaines métaphores forgées par les martyrs des origines du christianisme, telle l'image du sang qui ensemence l'Église, sont reprises et développées dans les écrits apologétiques ultérieurs.
Les oeuvres hagiographiques créent et perpétuent une « spiritualité du martyre », voire une véritable « mystique martyrielle », entre autres à travers l'association étroite avec les principes de l'ascétisme. Elles mettent en avant la primauté de l'âme sur le corps ; le chrétien doit supporter les souffrances physiques qui lui permettent de s'élever à un niveau purement spirituel d'existence et de témoigner de la vérité de sa foi face au monde. L'usage métaphorique du thème du martyre concerne par exemple l'évocation des épreuves de la vie monastique : les religieux ne meurent pas en martyr mais souffrent des privations apparentées à l'expérience du martyre. Le simple « désir de martyr », même s'il n'est pas suivi par un passage à l'acte, est un signe de sainteté, souvent évoqué dans les vies de saints (et surtout de saintes) confesseurs. Il est aussi une voie de spiritualité pour tout chrétien qui souhaite suivre, du moins à un niveau symbolique, l'exemple du Christ et des saints martyrs. Cette exaltation du « martyre de l'amour » est particulièrement développée dans la mystique féminine aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Les XVIe et XVIIe siècles, époque de divisions religieuses et de guerres confessionnelles, sont incontestablement un deuxième « âge d'or » de la mort en martyr, après le premier « âge d'or » des IIIe et IVe siècles. Des adeptes de tous les courants chrétiens en conflit, catholiques, luthériens, réformés, puritains, anabaptistes et autres spiritualistes, se sacrifient pour la « vraie foi », en devenant victimes malgré eux des mesures de répression ou en se faisant complices de celles-ci. Jamais auparavant, des chrétiens ont autant persécuté et exécuté d'autres chrétiens. Les très nombreux « martyrs » fabriqués par les conflits confessionnels de l'époque moderne ne sont évidemment pas tous des saints, d'après les critères définis par Rome. Le terme de « martyre » prend un sens élargi dans le contexte des « guerres de religion », notamment (mais pas uniquement) sous la plume d'auteurs protestants. Sont « martyrs », pour leur propre camp, tous ceux qui meurent pour leur foi dans des persécutions religieuses menées par des Etats considérés comme impies ou d'autres adversaires. Ainsi, il y a des martyrs protestants en terre dite catholique, des martyrs catholiques en terre dite protestante et des martyrs anabaptistes, spiritualistes ou antitrinitariens de part et d'autre.
Au même titre que le massacre et l'iconoclasme, auxquels il est souvent associé, le martyre peut être considéré comme une forme de violence typique des guerres « de religion », de ces conflits aux allures de guerres civiles et fratricides, doublées de considérations eschatologiques et imprégnées de peurs apocalyptiques. Les travaux de Denis Crouzet sur les « guerriers de Dieu » ont fait l'objet de beaucoup de critiques de la part d'historiens qui lui reprochent de surestimer les facteurs religieux. Il n'empêche que d'autres auteurs, en premier lieu David El Kenz, ont insisté, à raison, sur l'importance de la charge symbolique et idéologique du martyre. La violence subie par les corps martyrisés est davantage qu'une simple violence de guerre ; elle est rédemptrice pour la personne et son groupe d'appartenance. Elle est aussi porteuse d'un message ayant trait au dérèglement du monde et à la fin des temps qui approche. Cette vision se retrouve dans de nombreux discours sur les martyrs, jusqu'aujourd'hui.