L' « islam politique » et la violence dans le monde arabo-musulman : cas des Frères musulmans en Egypte - Abdelkrim Madoun

Violence religieuse : courants radicaux et dimension djihadiste

Ibn Khaldûn[1] , qui fut un observateur et un analyste avisé des sociétés de son temps, mit en évidence l'importance des déterminations extérieures sur les conduites religieuses : celles-ci peuvent dépendre de l'appartenance à telle ou telle génération, à tel ou tel milieu de vie, à tel ou tel groupe social. Or, à la charnière des XIXe et XXe siècles, la société égyptienne a connu, en quelques décennies, des bouleversements économiques et sociaux majeurs, du fait de l'urbanisation, de l'industrialisation, de l'insertion plus poussée de son économie dans les réseaux mondiaux, de nouvelles formes de scolarisation, de la présence importante d'une population européenne occupant des postes de direction et également d'une population venue du Proche-Orient. Deux processus culturels convergent alors : celui de la Nahda[2] et celui de l'Islâh[3] .

C'est dans la mouvance réformiste que se constituent, surtout à partir des années 1920, des dizaines de groupes à référence islamique, des plus modérés aux plus violents. Le mouvement des Frères musulmans n'est donc pas le seul, mais il est certainement le plus important. En son sein, c'est Sayyid Qutb qui justifie et théorise les possibilités du recours à la violence afin de « défendre l'islam » : « Si cela dépendait de moi, écrit-il, j'aurais fondé une école de la révolte. » Son ouvrage maître s'intitule A l'ombre du Coran. Il y définit le combat comme une lutte en vue de l'épuration interne. Les pages les plus significatives sont celles de son introduction à la sourate 8, Anfâl, et à la sourate 9, Tawba. Dans ses essais intitulés La justice sociale en Islam et Jalons sur la route, il reprend à Mawdûdî le concept de hakimiyya[4] qui le conduit à rejeter les notions de « pouvoir législatif » ou de « pouvoir exécutif » assimilés à des pratiques pré-islamiques. Il développe la double catégorie de takfîrwahijrâ[5] . Pour Qutb, l'homme doit uniquement se considérer comme un substitut de Dieu sur terre, il doit revenir à son état de nature originelle et ne se penser que dans le cadre collectif du foyer de l'islam, après avoir rejeté toutes les formes de distinction, notamment la patrie, la nation, l' « ethnie ».

Ces références sont reprises, simplifiées et amplifiées par des disciples, à partir des années 1970 : pour eux, toute forme de souveraineté humaine, à quelque niveau que ce soit, s'oppose à celle de Dieu, et nombre de pratiques et de croyances doivent être combattues car elles sont suspectes d'idolâtrie. Après 1979, s'inspirant du succès de la révolution iranienne, dont ils ne peuvent partager tous les objectifs puisque le nouveau régime est fondé sur une référence explicitement chiite, ils estiment que le moment est venu pour renverser des régimes affaiblis par l'autoritarisme et la corruption. L'intellectuel égyptien FarajFuda[6] , qui est une des cibles des militants de l' « islam politique » et qui sera leur victime, distingue trois courants dans les années 1980 :

- La tendance traditionnelle, fraction modérée dans son rapport à la violence, qui considère qu'il est possible d'atteindre les objectifs en agissant prioritairement sur la population afin d'obtenir son soutien, mais dont les objectifs finaux paraissent intangibles.

- La tendance révolutionnaire et putschiste, fraction qui a rompu avec la précédente et qui se ramifie en plusieurs organisations dont la plus puissante est Al-Jihâd. Ses responsables affirment que l'emploi de la force et de la violence est nécessaire dans le processus de changement.

- La tendance institutionnelle, bénéficiant d'un appui étatique et de ressources financières de plus en plus importantes. Ses représentants ont notamment fait fortune en Arabie saoudite et ils croient possible d'instaurer en Egypte un système similaire à celui qui prévaut dans le royaume wahhabite fondé en 1932. Ils défendent une économie libéralisée où la seule taxe serait de nature religieuse (zakât[7] ), permettant ainsi aux dirigeants et aux possédants de s'enrichir, puis d'accorder des libéralités au peuple dont la préoccupation essentielle devrait être de suivre scrupuleusement les préceptes religieux afin de ne pas risquer de tomber dans la dépravation morale.

  1. Ibn Khaldûn (1332-1406)

    Philosophe, diplomate et homme politique. Il est connu par son œuvre la Muqaddima (Prolégomènes), qui est en fait son Introduction à l'histoire universelle et à la sociologie moderne.

  2. Nahda

    « Renaissance » littéraire et artistique fondée sur de nouveaux moyens de communication permis par l'utilisation de l'imprimerie et la libéralisation de la presse et de l'édition, permettant l'introduction de nouvelles références, de nouveaux concepts dans la langue arabe.

  3. 'Islâh

    «Réforme », un « assainissement », une « rectification » religieuse musulmane visant à répondre aux défis de la domination européenne.

  4. Hakimiyya

    La « souveraineté exclusive de Dieu »

  5. Takfîrwahijrâ

    La « qualification de mécréance et l'exil [pour échapper à ce contexte de mécréance, sur le modèle de l'exil de Muhammad depuis La Mecque jusqu'à Médine] »

  6. FarajFuda

    FarajFuda (1946-1992) : Ecrivain, chroniqueur et militant des droits de l'homme. Ses écrits visent à défendre une société sécularisée, fondée sur la séparation de la religion et de l'État. Il s'oppose, à travers ses œuvres à l'influence croissante de l'islamisme dans le monde arabe, ce qui provoque son assassinat en 1992.

  7. Zakât

    (زَكَاة) « aumône légale » est le troisième des piliers de l'islam selon la Tradition musulmane.

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