Des peintres libanais maronites entre art figuratif et art abstrait
L'Etat du Liban est proclamé le 1e septembre 1920, alors que l'Empire ottoman est démembré par les puissances coloniales française et britannique. Au cours du demi-siècle qui précède, les communautés maronite et druze finissent par accepter un modus vivendi favorisé par le cadre de la mutassarifiyah[1] du Mont-Liban. Dans les villes du littoral, comme Tripoli, Jbeil, Beyrouth, Saïda, où la présence de populations sunnite et grec-orthodoxe est plus importante, au côté d'autres groupes confessionnels, le pouvoir ottoman s'exerce directement. C'est au cours de cette période qu'un renouveau culturel se dessine, dans le champ littéraire et artistique en particulier, qui a été appelé Nahda[2] . Il bénéficie du développement d'un réseau d'écoles, de la création de revues et de journaux et de contacts avec les Européens, marchands, savants, voyageurs et autres missionnaires catholiques et protestants. La communauté religieuse est à la base de la configuration démographique de cette société nationale en construction. Les références religieuses, chrétiennes et musulmanes principalement, imprègnent les différents aspects de la vie sociale et elles contribuent à faire du Mont-Liban, puis du Liban, une terre sacrée, une terre de sainteté, un lien de mémoire patrimonial.
Héritière du regard porté sur les fresques et les icônes des XIIe-XVe siècles, encore visibles dans les églises, la réflexion chrétienne en matière d'image lie très étroitement la représentation aux conceptions religieuses avec le texte biblique, sacré, et ses commentaires.
Elle n'est jamais envisagée en dehors de ces liens. Fresquistes, iconographes, miniaturistes célèbrent la beauté du monde en Christ, selon les termes de leur foi, ils peuvent être qualifiés de thésaurophylaques[3] . Pour les maronites, depuis le XVIe siècle et l'établissement d'un collège à Rome, cet héritage est combiné avec celui d'une tradition italienne en plein renouvellement. Le processus d'influences est complexe et il concerne également les communautés chrétiennes uniates[4] . Il se renforce au XIXe siècle du fait de l'émigration, temporaire ou définitive, vers l'Egypte, vers l'Europe ou vers l'Amérique. Beyrouth devient un lieu privilégié de ces contacts culturels et c'est une école internationalement reconnue, bien qu'en marge des principaux centres, qui y est constituée.
Daoud El-Corm[5] est considéré comme le doyen des peintres libanais de cette école. Célèbre pour ses peintures dans les églises et les couvents, il est le pionnier d'une phase capitale de l'art contemporain du Liban, c'est lui qui le dégage du cadre de l'amateurisme pour l'insérer dans la continuité des maîtres de la peinture internationale. Son talent consiste à assimiler, dans une perspective propre, le style des grands peintres de la Renaissance qu'il découvre en étudiant à Rome. Raphaël[6] , Michel-Ange[6] , Véronèse[7] et le Titien[8] sont au fondement de sa culture artistique. Sa réflexion et son art sont liés à ses conceptions religieuses.
Pour Daoud El-Corm, sa première reconnaissance de la tendresse est la Vierge Marie, sa représentation doit donc être le plus proche possible de la perfection. Dans le tableau un portrait de Marie jeune , il choisit la couleur bleue, symbole de l'innocence féminine. Les traits du visage visent à faire sentir la tendresse accordée par Dieu. Dans une autre œuvre, c'est l'expression de tristesse qui se voit renforcée par les couleurs foncées et les larmes aux yeux . L'évolution est remarquable par rapport aux premiers tableaux, comme cette Vierge à l'Enfant de 1869 . Le traitement des mains est important. Pour Corm, la disposition des doigts, la délicatesse du dessin et le jeu d'ombres variées contribuent à l'expression de l'idée de perfection qu'il cherche à atteindre. Quant au regard porté vers le haut, il vise à rendre compte de la sainteté spirituelle. Lorsqu'il représente Jésus-Christ, Daoud El-Corm montre qu'il a une connaissance approfondie de l'iconographie chrétienne depuis la période byzantine jusqu'aux temps contemporains. Dans l'icône du Sacré-Cœur de Jésus, il utilise une forme géométrique classique, une subdivision de la toile en quatre plans horizontaux et un triangle qui lui permet de placer Jésus au centre, symbole de lumière et d'amour, tout en le représentant portant sa croix de souffrance. La disposition de Jésus, la roche ainsi que le mouvement circulaire d'anges (qui offrent les symboles de la souffrance en bas et qui illuminent le Christ en haut) et de saints, témoignent d'une inspiration de la toile de la Transfiguration par Raphaël. Chez l'un et l'autre artistes, l'intention consistant à enseigner l'histoire biblique par le biais de l'image est évidente.
Au sein de l'Ecole de Beyrouth, une tendance non figurative s'exprime au sein d'une nouvelle génération dont l'un des représentants les plus connus est Saliba Douaihy[10] : « Il tire [...] une nouvelle conception esthétique de son acquis méditerranéen et évolue lentement vers une peinture non figurative, où la résurgence du sujet va passer au second plan, pour laisser place à la maîtrise de la couleur dans un dépouillement rigoureux des formes qui semble atteindre un essai autonome » (Brahim Alaoui). Saliba Douaihy peint des toiles de grand format, selon un rythme lent, et en faisant une grande place à l'abstraction ce qui contraste avec le souci de l'expression réaliste qui a marqué les générations précédentes. Cependant, dans son art religieux en particulier, il utilise des stéréotypes visuels qui permettent d'identifier les sujets représentés. Les attributs liés à Dieu et à la Vierge, les personnifications allégoriques et les postures évoquées dans le texte bibliques, rendent reconnaissables celles et ceux qui sont représentés.
Dans les représentations picturales de Saliba Douaihy, par exemple dans les fresques de l'église de Diman , la lumière divine est matérialisée par les lignes horizontales et verticales : la longueur (la verticalité) vise à exprimer à la fois la transcendance et la centralité de Jésus, la largeur (l'horizontalité) évoque la dimension humaine. Ici, l'espace et le temps ne sont pas en rapport avec le vécu quotidien, il ressort du domaine de l'esprit, il est orchestré de manière abstraite. Le vitrail offre à Saliba Douaihy un autre support pour ses réalisations artistiques religieuses. Il permet le passage de la lumière comprise comme la transcendance du divin. Il autorise, tout autant que la toile, les formes stylisées, mais il permet un jeu particulier sur l'intensité des couleurs pour exprimer, là encore, des références au texte biblique. L'artiste essaie de retrouver une sensibilité qu'il considère perdue, grâce à l'emploi du vitrail qui permet une lumière profonde.