Les limites du concept d' « art cistercien » et de l'idée d'un aniconisme de l'Ordre
Ces spécificités cisterciennes sont repérées au milieu du XXe siècle par les historiens de l'art. Marcel Aubert et la marquise de Maillé définissent les premiers, en 1943, une « architecture cistercienne » caractérisée par une austérité que manifeste entre autres l'absence de sculptures figurées, à l'inverse des bâtiments romans de la même époque. Dans leur synthèse parue en 1962, les pères Angelico Surchamp et Anselme Dimier élargissent cette réflexion aux autres types de productions et définissent un « art cistercien » qui, caractérisé par son « dépouillement volontaire », représenterait le chaînon manquant du XIIe siècle entre un « art roman » qui exalte la représentation figurée et un « art gothique » beaucoup plus avare en décor. Ils suggèrent un parallèle avec un « art almohade » apparu dans l'ouest du monde musulman à la même époque en raison de « l'ascétisme austère » de cette dynastie berbère. Le concept d' « art cistercien » est consacré en 1976 par une grande figure française de l'école des Annales et de la « Nouvelle Histoire », Georges Duby, qui relie ces manifestations artistiques à une substructure spécifique, une « économie cistercienne[1] » définie par le respect de normes tout aussi rigoureuses. Pour lui, la pensée bernardine telle qu'elle apparaît dans l'Apologie met en évidence, dès l'origine, la connexion entre les normes économiques et le rapport à la représentation de l'ordre cistercien. Par la suite, les historiens continuent de distinguer cet « art cistercien » par sa « simplicité », un terme à connotation méliorative. Les concepts plus péjoratifs d'« iconoclasme » et d'« aniconisme » sont moins employés, à quelques exceptions près parmi lesquelles la thèse de Yolanda ZaĆuska sur l'enluminure cistercienne en 1989. Ils restent cependant sous-jacents dans toute la définition de l' « art cistercien » et refont régulièrement surface dans la littérature scientifique.
Toutefois, la position de Bernard de Fontaine dans l'Apologie vis-à-vis de la représentation figurée est plus nuancée que ce que l'on a souvent affirmé. L'abbé de Clairvaux condamne l'art figuré dans le seul contexte monastique car il craint que l'attention des moines ne soit détournée. Il s'indigne aussi, pour des raisons morales, du fait que les objets d'art peuvent être employés par certaines communautés religieuses comme des curiosités destinées à augmenter l'affluence des pèlerins et par là leurs revenus. Mais il accepte tacitement le principe de la présence d'œuvres d'art, figurées ou non, dans les édifices de culte destinés aux laïcs[2] . En outre, l'Apologie est un traité de polémique contre le monachisme traditionnel dans lequel Bernard de Clairvaux caricature des pratiques qu'il dénonce chez ses contradicteurs : il est donc périlleux d'y lire en négatif un idéal esthétique. Lui-même n'hésite d'ailleurs pas à utiliser les images dans ses écrits et certains passages de son célèbre commentaire du Cantique des Cantiques sont directement inspirés par des enluminures figurées. Dans son esprit, le principe du dépouillement de l'église abbatiale et du cloître doit avant tout servir à renvoyer au reste de la société l'image de l'exemplarité de son ordre à travers des signes extérieurs de pauvreté, ce qu'il appelle la « pauvreté manifeste ». Les autres auteurs cisterciens évoqués précédemment n'ont pas une position plus tranchée. Dans La vie de recluse , Aelred de Rievaux dénonce les excès dans la présence d'œuvres d'art dans les cellules des recluses et prône un dépouillement important mais relatif, autorisant notamment les représentations du Christ ou de la Vierge avec l'apôtre Jean. Ne défendant pas un strict aniconisme, ils ne peuvent donc pas être considérés comme iconoclastes. Au demeurant, s'ils rejettent les représentations figurées, les règlements et les pratiques des cisterciens ne refusent pas la figuration au sens médiéval du terme. Certaines figures géométriques peuvent être porteuses de sens et ainsi considérées comme des images : c'est le cas des triples ouvertures des chevets, mais aussi de certains motifs de vitraux incolores ou de carreaux de pavement, par exemple.
Bernard de Clairvaux n'exprime d'ailleurs pas l'opinion unanime de son Ordre. Avant qu'il ne s'impose comme sa figure de proue à la fin des années 1120, les pratiques artistiques cisterciennes obéissent à d'autres principes. Dans la décennie qui précède, si l'architecture ne s'est pas encore monumentalisée, l'enluminure connaît le développement, au sein du scriptorium de Cîteaux, de ce que les spécialistes appellent le « premier style de Cîteaux » sous l'abbé Étienne Harding[3] . Comme toute l'enluminure romane, il fait la part belle à la représentation figurée et se caractérise même par son extraordinaire richesse iconographique et ses multiples formes d'expression, de l'humour au merveilleux, du grotesque au quotidien. Le deuxième style de Cîteaux, qui fleurit dans les années 1120-1140, gagne certes en sobriété mais reste attaché à la polychromie et à la représentation figurée. L'historien Conrad Rudolph en arrive à se demander dans quelle mesure l'Apologie à Guillaume de Saint-Thierry ne vise pas en premier lieu les adversaires de Bernard de Clairvaux au sein même de son Ordre, notamment l'abbé de Cîteaux Étienne Harding. Des traces de ce débat d'idées entre cisterciens sont conservés dans le Petit livre de proverbes écrit par l'un d'entre eux, Galand de Reigny[4] , en 1146-1147. L'auteur y vante sans réserve le rôle pédagogique des peintures et des statues dans les églises. Au début du XIIIe siècle, un autre moine cistercien, Hélinand de Froidmont[5] , pourtant défenseur du retour à une simplicité architecturale qu'il juge perdue, exprime son scepticisme vis-à-vis du renoncement à toute représentation figurée dans les cloîtres.
De fait, les abbayes cisterciennes fourmillent d'exemples de transgressions des normes de l'Ordre relatives aux œuvres d'art qui témoignent de ce débat interne. Des sculptures figurées apparaissent ainsi dans les cloîtres les plus sobres comme à Sénanque. Des représentations humaines existent sous la forme de gisants, notamment pour les bienfaiteurs qui se font enterrer dans les enceintes monastiques.
Certains pavements révèlent des motifs figurés parfois typiques de la culture courtoise des laïcs et l'on trouve des peintures dont le langage repose principalement sur l'emploi de couleurs vives et de la représentation figurée . |
L'utilisation de verre incolore pour les vitraux ne semble pas constituer une règle intangible, des couleurs pouvant parfois être employées pour illustrer des scènes bibliques notamment. Dans le domaine de l'enluminure, le « style monochrome » disparaît dès les années 1180-1190 après son apogée des années 1160-1180. Relevés par les historiens de « l'art cistercien » du milieu du XXe siècle, ces écarts à la norme, qui se multiplient au fil du XIIIe siècle, ont d'abord été expliqués par une crise morale de l'Ordre qui aurait été victime de son succès à partir de la fin du XIIe siècle. Les multiples renouvellements des interdictions initiales au cours du XIIIe siècle sont alors interprétés comme des preuves de transgressions toujours plus généralisées.
Des études récentes viennent cependant remettre en question le schéma chronologique d'un aniconisme cistercien rigoureux au XIIe siècle suivi d'une longue période de décadence. En effet, certains cas, notamment celui de l'Aragon au XIVe siècle, prouvent que les cisterciens peuvent respecter les principes du dépouillement volontaire dans l'architecture à des époques tardives. Ces nouvelles approches historiques mettent en garde contre l'idée d'un déclin moral et proposent une vision plus équilibrée des rapports de force entre tendances centripètes et centrifuges au sein de l'Ordre dès le XIIe siècle. Elles réfutent ainsi l'idée d'un « art cistercien » qui impliquerait une uniformité absolue dans les abbayes de l'Ordre dictée par la pensée de Bernard de Clairvaux et les interdits formulés par le Chapitre Général. Les spécialistes préfèrent désormais se référer à un « art des cisterciens » qui ne repose pas sur des innovations spécifiques mais sur des choix assez variés, effectués entre les diverses solutions disponibles localement et celles que prescrivait le Chapitre Général.
Ce débat ne se limite d'ailleurs pas au monde cistercien et se produit également dans d'autres cercles intellectuels et religieux du XIIe siècle. Ainsi dans les années 1130, le maître scolastique Abélard[11] rejoint Bernard de Clairvaux, pourtant son plus virulent contradicteur, au sujet de l'interdiction des peintures et des sculptures en contexte monastique dans la Règle qu'il propose à son ancienne maîtresse Héloïse[12] pour son abbaye féminine du Paraclet. Le destinataire de l'Apologie, l'évêque Guillaume de Saint-Thierry[13] , un ancien moine bénédictin, sympathisant de la réforme monastique, engage à son tour les chartreux à rejeter de leurs monastères les œuvres d'art et même la beauté en général dans sa Lettre aux frères du Mont-Dieu, peu après 1144. Le chanoine Hugues de Fouilloy[14] tient un discours similaire vers 1153, dans son traité allégorique Le cloître de l'âme , un des ouvrages les plus lus par les moines du Moyen Âge, qui met en relation l'architecture monastique et la spiritualité. Lui aussi appelle au rejet des images, c'est-à-dire avant tout de la sculpture sur les édifices, au nom du refus du luxe pour les communautés religieuses, mais il est prêt à les tolérer lorsqu'elles servent à faire de la pédagogie auprès du peuple. Dans tous les cas, il ne s'agit donc pas d'un rejet dogmatique de l'image dans les pratiques religieuses, mais de réflexions sur une possible contradiction entre la richesse des bâtiments religieux et les aspirations à l'ascétisme du monachisme. Les auteurs les plus critiques de l'emploi des images ne peuvent donc pas être soupçonnés d'iconoclasme.
Il faut ainsi abandonner l'idée d'un iconoclasme des cisterciens et même d'une tradition artistique strictement aniconique. L'idéal de dépouillement volontaire qui transparaît dans certains de leurs écrits théoriques et normatifs du XIIe siècle a cependant marqué durablement leurs pratiques artistiques. Les productions de l'Ordre sont souvent caractérisées par une tendance à l'aniconisme et une certaine prévention à l'encontre des représentations figurées, notamment à l'intérieur des cloîtres et des églises abbatiales. Elles témoignent d'une volonté d'afficher des signes extérieurs de pauvreté dans un contexte de polémique monastique où les cisterciens veulent s'imposer comme les champions de l'ascétisme. Mais ces orientations ne prévalent jamais unanimement et rigoureusement dans l'ensemble de l'Ordre au XIIe siècle et sont de moins en moins observées au cours du Moyen Âge tardif, lorsque le débat entre ancien et nouveau monachisme devient caduc en raison de l'apparition des ordres mendiants[15].