Le christianisme latin face à l'image : du refus à l'acceptation

La « révolution de l'image » aux XIe et XIIe siècles

Jamais absentes du paysage carolingien, les images voient cependant leur diffusion encadrée avec rigueur. Des créations iconographiques nouvelles et un net développement de leur diffusion conduit les historiens J-C Schmitt et Jérôme Baschet à parler de décisive « révolution des images » aux Xe-XIe siècles. Les images sortent des trésors des monastères et des cathédrales pour se positionner à l'extérieur et s'offrir à la contemplation, sur les façades des églises ou les vitraux. En se rapprochant des fidèles, l'image se banalise et se popularise : elles sont désormais produites pour être vues et mises en valeur en tant que telle. La réflexion doctrinale demeure dans les voies tracées par Grégoire et une interprétation modérée des Libri Carolini. Elle porte surtout sur les liens entre image, culte et vénération. Mais cette position demeure comme déconnectée des pratiques de l'image et ne porte finalement jamais sur les aspects formels de l'image et les critères de représentation. Contrairement à ce qui se passe à Byzance, l'intervention normative des clercs en matière de production des images est faible ou inexistante. Une très grande liberté de création est laissée aux artisans producteurs.

L'un des tout premiers exemples de cette nouvelle forme de dévotion est la statue de sainte Foy de l'abbaye de Conques. L'objet est un conglomérat composite, dont la forme actuelle résulterait d'une importante réfection opérée vers 985, destinée à lui donner l'aura nécessaire pour impressionner les pèlerins. L'objet est d'abord un reliquaire, qui renferme un fragment de crâne dans le buste. C'est une manière de légitimer ce genre de représentation qui suscite l'adhésion du public, de surmonter les réticences de certains clercs. Le témoignage de Bernard, écolâtre de la cathédrale d'Angers, tend à prouver qu'il s'agit là d'une nouveauté. Venu en curieux en 1010 constater les miracles attribués à sainte Foy et le prodige de cette statue, qu'il compare aux idoles païennes, il témoigne tout d'abord de son très grand scepticisme, choqué par ce qu'il considère comme de l'idolâtrie. Il est cependant bientôt convaincu, grâce à un songe qu'il qualifie de miraculeux, des bienfaits d'un tel dispositif, qui constitue un medium irremplaçable pour susciter l'intérêt des fidèles. Il devient alors un fervent adepte et rédige la première collection des miracles de sainte Foy.

Buste reliquaire de sainte Foy de Conques (Conques(Aveyron), Trésor de l'abbaye).InformationsInformations[1]
Buste reliquaire de sainte Foy de Conques (Conques(Aveyron), Trésor de l'abbaye).InformationsInformations[2]

Cet essor de la représentation et surtout de la diffusion des images s'accompagne d'une diversification progressive des thèmes, des supports, des techniques. Le domaine de la statuaire est particulièrement représentatif de cet essor. Les premières formes de décoration sculptée dans les églises au début du XIe siècle sont encore à vocation ornementale : thèmes décoratifs, géométriques, auxquels se mêlent rapidement des végétaux. Apparaissent alors des figures humaines, comme dans le linteau de Saint-Genis-des-Fontaines (Roussillon) . Ce n'est que dans un second temps, à partir de l'extrême fin du XIe siècle, que la sculpture se fait plus présente. Apparaissent alors les grands tympans sculptés et les chapiteaux qui font le renom de l'art roman, avant que le décor n'envahisse progressivement les surfaces murales jusqu'à les recouvrir entièrement. Cet essor de la figuration ne s'écarte toutefois guère de la tradition grégorienne et carolingienne. D'abord destinée aux fidèles illettrés, toujours liée à l'Ecriture, au culte des saints et aux reliques, l'image demeure un substitut inférieur du texte sacré. Mais les pratiques quotidiennes influent sur l'attitude des autorités ecclésiastiques. A l'instar de Bernard d'Angers, le clergé n'hésite pas à encadrer ce mouvement, dans la droite ligne des conceptions de Grégoire le Grand : l'image doit enseigner, remémorer, émouvoir ; elle doit être un soutien, une aide à la prière.

Linteau de l'église de Saint-Génis-des-Fontaines (Pyrénées Orientales). 1019-1020.InformationsInformations[3]
Portail méridional de l'abbatiale Saint-Pierre à Moissac (Tarn-et-Garonne). Vers 1115.InformationsInformations[4]
Façade de l'abbatiale Notre-Dame la Grande à Poitiers (Vienne). V.1120-1140.InformationsInformations[5]

La réflexion théologique porte l'empreinte de cette inflexion liée à la pratique, qui est concomitante de la redécouverte de la métaphysique aristotélicienne. Les écrits de Thomas d'Aquin participent à une forme de réhabilitation : en soit, l'image n'est qu'un objet, et sa production n'est pas condamnable ; c'est l'usage qui en est fait qui détermine sa validité ou sa dangerosité. Vouer un culte à l'objet image relève de la superstition ; mais l'image est aussi représentation du modèle original, au sens où elle « rend présent ». A ce titre, elle sera tout aussi valable que le modèle représenté, et le culte qui lui sera rendu sera tout aussi légitime que celui rendu à son modèle. Thomas d'Aquin[6] réinterprète l'interdit vétérotestamentaire : ce n'est pas tant la fabrication d'images en tant que telle qui est prohibée, mais la vénération idolâtre de « faux dieux ». L'important est bien l'objet de la dévotion : l'image païenne est condamnée, l'image du Christ digne de louanges. Il développe ici une théorie de l'intentionnalité de l'image, qui prime sur le reste : l'intention de l'image définit sa validité et ouvre la voie à la vénération conjointe et finalement indistincte du modèle et de l'image, à l'égal de ce qu'elle représente. Ce faisant, il se positionne sur des bases plus radicales que celles proposées par les Actes de Nicée II. Le tournant est donc définitivement assumé au cours du XIIIe siècle. La réhabilitation de l'image est ici complète. Elle accompagne l'extraordinaire diffusion de l'image dans la Chrétienté latine des XIIe, XIIIe et XIVe siècles.

  1. http://www.lecouventdenauviale.fr/content/7-decouvrir-la-region

  2. Wikimedia CC public domain

  3. Thomas d'Aquin (v. 1224/5-1274)

    Théologien né dans une famille aristocratique du sud de l'Italie. Il entre très jeune au monastère du Mont Cassin, commence ses études à Naples où il entre chez les dominicains et suit à Paris et à Cologne les enseignements d'Albert le Grand. Maître en théologie en 1256, il enseigne dans différents couvents (Paris, Orvieto, Rome, Naples). Son œuvre écrite, considérable, vise à opérer une synthèse entre théologie et philosophie, conciliant foi et raison. Ses thèses sont attaquées de son vivant et certaines sont condamnées après sa mort. Il cependant canonisé en 1323, puis proclamé docteur de l'Eglise en 1567, aux côtés de son contemporain Bonaventure. Les deux théologiens rejoignent ainsi Augustin d'Hippone, Ambroise de Milan, Jérôme et Grégoire le Grand.

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